Un drôle d’aspect de la « culture populaire »

Mme Valadier, qui préside la Société nationale pour la défense des animaux, a donné au journal Le Monde, qui l’a publiée le 13 août, une interview sur le thème « En finir avec les corridas ». Son argumentation, à la fois sensée et humaine, a suscité la vigoureuse réplique du maire-adjoint d’Arles, M. Miche Vauzelle, qui, partisan des corridas, a envoyé au Monde une lettre que ce journal a fait paraître le 18 septembre dernier.

M. Vauzelle écrit notamment que la tauromachie a permis à l’homme des pays d’Oc « de manifester sa philosophie de la vie, qui est une philosophie de la mort, et son sens de la beauté ». Il précise : « L’enjeu n’est pas du tout la vie de quelques taureaux, mais la survie d’une culture populaire ».

La culture populaire ! On attendait cette tarte à la crème, une crème à l’hémoglobine depuis longtemps tournée et surie. Il n’est pas de coutume barbare ni de tradition sanguinaire qui ne se drape dans les oripeaux édifiants et glorieux de cette fameuse culture, laquelle n’est ni populaire ni bourgeoise parce qu’elle puise ses origines dans les plus obscurs fondements paléolithiques et néandertaliens.

C’est au nom de la culture populaire que les Iraniennes qui en avaient assez de la tyrannie étouffante du voile se sont vues ramenées par la « révolution » des mosquées à la triste obligation de le porter. De même, dans la vieille Chine mandarinale, c’était la culture populaire qui donnait aux femmes dès leur enfance des chaussures martyrisantes pour mutiler leurs pieds et mieux soumettre leur esprit.

Dans les pays musulmans et dans les pays animistes, des millions de malheureuses subissent encore aujourd’hui l’horrible supplice de l’excision. Des matrones leur arrachent les lèvres de la matrice, et souvent le clitoris, pour les priver de plaisir sexuel et faire d’elles de véritables outres à sperme. Quand des gens éclairés s’élèvent pour demander que cesse cette pratique répugnante, on leur ferme le bec en disant : « N’attentez pas à la culture populaire immémoriale. C’est là quelque chose de sacré ».

Le 18 septembre dernier, à Nouakchott, en Mauritanie, on a coupé la main à trois voleurs, en vertu de la loi islamique récemment remise en vigueur. Il y a eu des protestations contre ce châtiment atroce, qui rappelait celui que les Blancs faisaient subir aux Noirs du Congo belge quand ceux-ci rapportaient trop peu de latex, au temps du caoutchouc rouge. Mais des voix autorisées leur ont noblement imposé le silence : couper les mains fait partie des bons vieux usages et du patrimoine populaire. La preuve, c’est que des foules enthousiastes ont applaudi aux amputations, pratiquées, notez-le, par des chirurgiens : la Faculté émarge aux crédits du bourreau, c’est là une innovation.

En France aussi, assister aux exécutions capitales a été longtemps un divertissement dont la populace était friande. Restif de la Bretonne raconte (Nuits de Paris – 326è nuit) comment on se pressait place de Grève et comment on riait quand le supplicié criait très fort. En des temps lus récents, la mise à mort de Troppmann (19 janvier 1879) et celle de Weidmann (16 juin 1939) donnèrent lieu à des scènes scandaleuses : on se serait cru à une corrida. Les autorités en vinrent alors à cacher cela dans la cour des prisons ; trois mois avant la guerre, elles mirent fin aux exécutions publiques par une sorte de pudeur dérisoire, puisque précisément, le monde entier était à la veille de s’entre-étriper ! Elles frustrèrent la culture populaire de cette belle tauromachie qu’était la décollation par la guillotine, dont tant de braves gens – qui allaient prendre leur revanche sur les champs de bataille – étaient des aficionados !

Si la culture populaire a besoin des «  courses » de taureaux (qui n’ont de course que le surnom) si elle exige des combats de coqs, si elle s’exprime dans le cri : « Moustache ! » que poussent des brutes au premier saignement de nez d’un boxeur sur le ring, ce serait donc que la guerre elle-même en constituerait une illustration généralisée, plus ancienne et plus invétérée encore ; et nous serions, nous pacifistes, des adversaires de cette culture, face aux vrais tenants des valeurs culturelles qui la bénissent et qui la proclament sainte !

On réunit, sous le nom de « culture populaire », un ramassis de tout ce que les superstitions, les religions, les magies, les idolâtries, les dogmes, ont suggéré aux homme de plus rétrograde et de plus abêtissant. Sur leurs autels, les Carthaginois sacrifiaient des enfants, les Incas des vierges ; cela faisait partie de la culture populaire, et, si cela se pratiquait encore de nos jours, aucun organisme international n’y trouverait à redire pour ne pas heurter les mœurs ancestrales et la culture populaire en même temps que la souveraineté nationale. On massacrait cent bœufs (les hécatombes) chez les Grecs d’Homère. On faisait s’entretuer des gladiateurs et l’on jetait des chrétiens aux fauves chez les Romains de la décadence, et l’on trouvait un public nombreux et gourmand pour y assister : culture populaire, comme la corrida d’aujourd’hui, au dire de M. Vauzelle. Les Sioux scalpaient leurs victimes au poteau de torture ; les Jivaros d’Amazonie coupaient des têtes pour plaire aux esprits, de même que les Dayaks de Bornéo : culture populaire, donc défense d’y toucher.

« Quand j’entends le mot culture, je tire mon revolver », disait je ne sais plus quel fasciste. Certes, nous ne tirons pas le nôtre, car nous n’avons pas de revolver, étant ennemi des armes à feu. Mais à l’évocation d’une certaine « culture populaire » abominable, nous comprenons qu’on prêche l’anti-culture et la contre-culture…Car nous avons peine à attacher la moindre valeur culturelle à l’immolation d’un être vivant, qu’il s’agisse d’un taureau ou d’un homme.

Pierre-Valentin Berthier (Octobre 1980)

Nous republions cet article car il n’a pas pris une ride, malheureusement. Le libertaire.

Cette publication fait écho à un récent article d’un compagnon du GLJD, Oly.