Y a-t-il un conflit de générations chez les militants anarchistes en 2023 ?
A notre avis, la réponse est négative.
Les libertaires, dès 1920, s’étaient retrouvés dans une situation similaire à la nôtre, toutes choses égales par ailleurs. A l’époque, il ne fallait pas critiquer la patrie du socialisme, le pays du socialisme réel, la patrie des travailleurs…parce que toute critique rangeait nos anciens dans le camp des suppôts du capitalisme, dans le rang des traîtres à la classe ouvrière. Pourtant peu de temps après les débuts de la Révolution russe, on vit les bolchevicks massacrer les marins de Cronstadt, les Makhnovistes…et pourchasser toute opposition aux nouveaux tsars rouges. Puis vinrent les purges, les procès de Moscou, le pacte germano-soviétique en passant par la famine organisée en Ukraine. Ce furent des millions de personnes qui furent déportées, emprisonnées, affamées ou fusillées. Les élites intellectuelles françaises entre autres fermèrent les yeux durant quelques décennies. Avant la Seconde Guerre mondiale, il ne fallait pas faire le jeu du national-socialisme. Après-guerre, il ne fallait pas être dans le camp des impérialistes américains. Guerre froide obligeait. Pourtant les staliniens organisèrent un vaste système concentrationnaire, précurseur de celui de l’Allemagne nazie. Mettre dos à dos le stalinisme et le nazisme, c’était déclenché les foudres de la bien-pensance dite prolétarienne. Personne aujourd’hui, ou du moins plus grand monde n’oserait glorifier les régimes stalinien et national-socialiste. Il en a fallu du courage à nos compagnons pour ne pas sombrer et maintenir un point de vue anarchiste dans une période peu propice au développement de nos idées. Même si la Révolution espagnole de 1936 apporta un souffle salutaire à l’anarchisme.
Aujourd’hui, de la même manière, nous affrontons un nouveau stalinisme à travers les pratiques du wokisme et de la cancel culture.
Nous n’aurions pas le droit de critiquer l’Islam sous couvert que c’est la religion des opprimés. Nous n’aurions pas le droit de critiquer ceux qui se réclament d’intérêts particuliers sur les plans de la sexualité, de la couleur de peau…
Les libertaires ont une force extraordinaire, c’est celle de leur critique, celle qui analyse de manière non dogmatique mais aussi propose une alternative d’égalité économique et sociale. Pour être plus clair, l’anarchisme entend détruire le système d’exploitation et de domination pour lui substituer une société fédéraliste libertaire, d’écologie sociale et libertaire dans une société sans Etat ni salariat. Les anarchistes sont toujours révolutionnaires.
Si l’on prend l’intégrisme musulman et l’extrême-droite nationaliste, nous nous apercevons que ce sont deux faces de la même pièce, qu’ils s’alimentent l’un l’autre. Nous pourrions mettre dans le même sac tous les intégrismes religieux car toute religion est facteur d’oppression et c’est la raison d’être des anarchistes de lutter contre toute oppression et toute domination. Mais ce n’est pas parce que telle religion est la religion des opprimés que les anarchistes doivent soutenir cette religion. Toute religion est dogmatique et liberticide ; toute religion est ennemie de la libre pensée. Les catholiques irlandais ont subi le joug des protestants anglais ; les anarchistes n’ont jamais soutenu le clergé catholique dont on sait maintenant qu’une partie a trempé dans bien des affaires de pédo-criminalité, tout comme au Canada et chez nous en France. Nous pourrions faire le tour du monde de toutes ces religions, quelles qu’elles soient y compris chez les orthodoxes juifs et les bouddhistes, prises dans des scandales de pédophilie. Jusque dans de nombreuses écoles coraniques au Maghreb et dans plusieurs pays d’Afrique subsahariens.
Les religions aiment les autocrates et ces derniers le leur rendent bien. Les projets sociétaux des religieux ne valent guère mieux que ceux des nationalistes d’extrême-droite. Les anarchistes sont pour la stricte égalité des droits, la liberté d’expression et d’organisation mais aussi la laïcité, n’en déplaise à toutes les personnes qui prônent le port du voile en France et qu’on ne voit pas beaucoup de musulmanes lutter pour que les femmes qui ne veulent pas porter le voile en Iran, en Afghanistan, Arabie Saoudite…soient autorisées à le faire. La liberté serait à sens unique : le voile pour toutes. Nous ne sommes pas dupes et nous ne nous tairons pas. D’autre part, il n’est pas question non plus pour nous de remplacer la lutte des classes par la lutte des races. Nous n’affectionnons pas non plus la lutte des places. Car souvent, c’est bien de cela dont il s’agit : le pouvoir et l’autorité.
L’universalisme tant décrié ces derniers temps est pourtant un rempart contre la tyrannie. Nous entendons par universalisme cette entité qui englobe tous les êtres humains et qui n’admet d’autorité que dans le consentement universel. Les anarchistes sont des humanistes libertaires ; tous les citoyens du monde doivent être respectés et ont le droit à l’égalité dans les faits et non comme une devise inscrite sur un fronton d’école ou de mairie. Nous réitérons notre position internationaliste et non racialiste. Notre planète est vaste et il faut bien apprendre à vivre ensemble. A moins de s’expatrier sur une autre planète où la vie serait possible, mais là nous sommes dans la fiction, à ce jour. Que l’on soit gros, petit, géant, homosexuel, homme ou femme…l’orientation sexuelle, ethnique ou ceux et celles qui ont un handicap physique ou mental…personne ne choisit réellement d’être né sur les trottoirs de Manille ou d’ici comme dans une certaine chanson. Pour autant, il faut accepter les autres dans leurs différences à condition que celles-ci n’entravent aucunement la liberté individuelle, si chère à nos yeux. Les luttes d’intérêts particuliers s’inscrivent très bien dans le schéma de pensée de l’économie de marché, cette économie que nous combattons car nous souhaitons éliminer les inégalités sociales, ces dernières étant créées de toute pièce par un système bien huilé qui profite à une minorité. C’est pourquoi, constatant que les questions sociales deviennent secondaires au profit des questions identitaires, nous devons réagir et réaffirmer haut et fort nos principes libertaires.
Mais certaines personnes s’engouffrent dans des espaces de parole dont elles entendent assigner à résidence ceux et celles qui ne seraient pas d’accord avec leurs vues identitaires. On relègue alors les dissidents dans le camp ennemi. On en revient au stalinisme d’antan sous une forme plus moderne (post-moderne) et différente mais néanmoins tout autant préjudiciable à un débat serein et pacifié.
Les critiques du stalinisme par les anarchistes n’impliquaient nullement un ralliement aux thèses national-socialistes. Les critiques de l’identitarisme n’implique pas de la même manière un ralliement à des thèses racistes, anti-féministes, colonialistes, homophobes… C’est tout le contraire, à condition de pouvoir en débattre et d’étayer ses propos qui peuvent être contradictoires. Notre communauté, c’est la communauté humaine universelle, pas celle des identitaristes bien souvent nombrilistes et narcissiques qui de facto divisent l’Humanité pour le plus grand profit du capitalisme qui lui n’a pas de frontière et qui assoit encore davantage son pouvoir de jour en jour.
Avec de tels complices wokistes, l’extrême-droite jubile et continue sa percée médiatique et électorale. Il ne suffit pas de se retrancher derrière le dernier livre de Julia Cagé et Thomas Piketty où Julia Cagé considère que le vote du monde rural en faveur du Rassemblement National s’expliquerait par des motifs économiques, et non identitaires. C’est finalement la thèse du livre. Les Français ne seraient pas racistes, mais auraient été déçus par la droite et la gauche au pouvoir…
Nous n’avons malheureusement pas la même analyse car contrairement à ces économistes qui ont analysé moult élections et graphiques, nous travaillons pour certains d’entre nous en usines, sur le port…bref dans le milieu ouvrier. Et les travailleurs, hormis les militants et encore, n’aiment pas beaucoup, et c’est un euphémisme, les Arabes, pour faire court. A force d’images médiatiques répétées de migrants arrivant à Lampedusa, le commun des mortels se voit déjà envahir par des hordes d’étrangers…Dans les grandes entreprises, les militants arrivent à détourner ce racisme en ayant un discours de classe pour que la colère des ouvriers se retourne contre le patronat. Le jour où cette digue cèdera, le racisme s’étalera à grands flots. En réalité, les temps changent mais les diatribes racistes des années de l’Affaire Dreyfus, puis 1930…refont surface en se réactualisant mais toujours avec les mêmes ressorts : la peur de l’autre notamment. Le système aime diviser pour mieux régner. Plus il divise, plus il assoit son emprise.
Concernant l’anarchisme, la nouvelle génération de militants n’a aucun intérêt, sous couvert de tolérance, à se laisser manipuler par des identitaristes, idiots utiles du système capitaliste.
Par contre, ce qui est en jeu à court terme, c’est l’habitabilité sur la terre, le dérèglement climatique et la crise écologique qui s’ensuit mettant sous pression nos conditions d’existence. Les tenants des industries fossiles veulent continuer à polluer l’air, les océans, les nappes phréatiques, le sol…Les questions identitaires ne seront d’aucuns secours pour sauver la planète. Face à l’enjeu de la question écologique, nous sommes dos au mur et les militants anarchistes doivent réfléchir en tant qu’anarchistes aux défis à relever dès aujourd’hui et pour les prochaines décennies. Nous ne sommes ni dupes ni naïfs, les Etats et les élites dirigeantes nous appelleront bientôt à l’union sacrée sur la question écologique afin de continuer à engranger leurs profits et surfer sur une bonne conscience très jésuitique.
La pollution n’a pas de frontière, le dérèglement climatique non plus. Il est temps de renouer avec une Internationale anarchiste, une Internationale qui aura des valeurs de solidarité et anti-autoritaires au sens historique du terme, bref une Internationale sans barrières ni frontières.
Patoche (GLJD)