Bourses du Travail et Bourses d’Ecologie

De plus en plus de commentateurs, universitaires, écologistes, syndicalistes libertaires…font un rapprochement entre la situation des écologistes d’aujourd’hui et les ouvriers au début des Bourses du travail. Ainsi l’historien François Jarrige pense que la réappropriation de l’histoire du mouvement ouvrier et des bourses du travail par les écologistes pourrait être fertile. « À 150 ans de distance, on vit une situation ressemblante. À l’époque, les ouvriers peinaient à se rassembler au-delà des corporations, la violence de l’industrialisation s’accélérait, le nombre de grèves explosait et la répression était sévère. Les ouvriers avaient besoin d’espace pour se fédérer et accroître le rapport de force, comme nous aujourd’hui. Les luttes écologistes montent en intensité et ressentent le besoin de se structurer au-delà de la forme politique partisane, à travers des lieux concrets. » (cité par Reporterre). Il serait judicieux alors que les écologistes s’inspirent de ce qui s’est fait en le réactualisant et en évitant les écueils auxquels ont été confrontés les syndicalistes de l’époque.

Les bourses du travail ont créé des outils essentiels pour lutter contre le capital sur le plan économique ainsi que sur le plan culturel. Les écologistes devraient donc se retrouver dans des lieux autonomes appropriés en maillant le territoire afin de relocaliser les luttes pour peser davantage partout et maintenir les conditions d’habitabilité de la planète, ce qui fédère aujourd’hui de nombreux individus.

Les syndicalistes qui ont monté les Bourses du Travail ont cherché des espaces où se retrouver, partager leur vécu et s’organiser pour mener des actions, des grèves et préparer la révolution par la grève générale. En utilisant ce concept, Fernand Pelloutier voulait éviter ainsi les massacres d’ouvriers sur les barricades comme en 1830,  1848 et durant la Commune de 1871.

Nous publions le texte paru dans l’ouvrage «  Libertaires et Education » de Patrice Rannou, à propos de Pelloutier : « Fernand Pelloutier (1867-1901)

Pelloutier est l’une des figures les plus marquantes du syndicalisme et de l’anarchisme à la fin du XIXème siècle. En 1897, il fonde L’Ouvrier des Deux-Mondes, revue mensuelle d’économie sociale qui renferme de nombreuses études d’une grande valeur intellectuelle mais c’est la Fédération des Bourses du Travail qui est l’œuvre maîtresse de sa vie. Pelloutier dans le numéro 15 de mai 1898 de L’Ouvrier des Deux-Mondes définit la place de l’éducation dans sa conception de l’organisation corporative : ‘‘instruire pour révolter’’. L’éducation se retrouve ainsi au rang d’outil privilégié avec l’art pour transformer la société : « Car tout est là. Dévoiler les mensonges sociaux, dire comment et pourquoi ont été créées les religions, imaginé le culte patriotique, construite la famille sur le modèle des monocraties, inspiré le besoin de maîtres, tel doit être le but de l’art ; s’identifier avec l’éducation, tel doit être son objectif ; déterminer la révolte, tel doit être sa fin. » 

Pelloutier affirme qu’aucune révolte n’est valable si elle n’est savante et disciplinée. Que manque-t-il à l’ouvrier français ? : « Ce qui lui manque, c’est la science de son malheur ; c’est de connaître les causes de sa servitude ; c’est de pouvoir discerner contre qui doivent être dirigés ses coups. » 

C’est pour cela qu’il inaugure dans sa revue mensuelle d’économie sociale des enquêtes sur les conditions de travail et de la vie ouvrière, les statistiques du placement et du chômage, des monographies des corporations…

Il désire donc l’instruction économique des ouvriers et considère « la force morale due à la culture de l’intelligence »  comme étant l’arme la plus sûre de l’affranchissement qui ne peut venir que du peuple : « Le peuple seul peut et doit recueillir les éléments de son instruction. » 

Concernant l’œuvre des Bourses du Travail, nous aborderons uniquement l’aspect ‘‘enseignement’’ de celles-ci. Les statuts généraux de ces dernières stipulent qu’une Bourse du Travail « a pour but de concourir au progrès moral et matériel des travailleurs des deux sexes. » Ainsi, Edouard Petit, dans un rapport au ministre de l’Instruction publique paru au Journal officiel en date du 27 juillet 1898, indique que les Bourses du Travail « deviennent les universités de l’ouvrier ». L’éducation des travailleurs va donc revêtir un rôle important au sein de ces structures ouvrières et la lecture y tenir une place primordiale : « Ce fut seulement quand, rapprochés, fédérés et inquiets de voir empirer chaque jour la condition ouvrière, les syndicats durent réfléchir sur le problème économique, que, d’une part, les ouvriers acquirent quelques clartés de la science sociale et furent en état de s’intéresser aux ouvrages mis entre leurs mains, que, d’autre part, ils portèrent les yeux sur le monde et y découvrirent le trésor littéraire capable de bercer leur peine, en attendant qu’il leur permît d’y remédier. » 

Les Bourses du Travail consacre une partie de leurs fonds à acquérir une bibliothèque : « Certaines n’ont que 400 ou 500 volumes, mais d’autres en comptent 1200, et celle de Paris, placée, il est vrai, dans une situation privilégiée et pourvue d’une salle de travail de 72 mètres de superficie, est riche de plus de 2700 volumes. » 

L’éclectisme des livres fait se côtoyer sur les rayons des bibliothèques ceux ayant trait aux critiques sociales, économiques et philosophiques avec les romans de Zola, Anatole France…et différents essais. Les bibliothèques ne constituent qu’un versant de l’œuvre d’enseignement des Bourses du Travail ; les Musées du Travail, les cours du soir et l’organisation d’un enseignement professionnel, les offices de renseignements, les monographies, la presse corporative… viennent les compléter. Si l’œuvre de placement des travailleurs des Bourses du Travail afin de leur trouver un emploi tient une place prépondérante, l’action des Bourses sur les plans de la qualification professionnelle et de l’épanouissement culturel joue un rôle fondamental dans l’éducation ouvrière.

En novembre 1899, Pelloutier donne au Mouvement socialiste une analyse du fonctionnement du comité fédéral des Bourses et nous montre quelles sont les préoccupations essentielles de celui-ci : « Dénombrez les résultats obtenus par les groupes ouvriers en matière d’enseignement : consultez le programme des cours institués par les syndicats et les Bourses du Travail, programme où rien n’est omis de ce qui fait la vie morale, pleine, digne et satisfaite ; regardez quels auteurs habitent les bibliothèques ouvrières ; admirez cette organisation syndicale et coopérative qui chaque jour s’étend et embrasse de nouvelles catégories de producteurs, cet englobement de toutes les forces prolétariennes dans un réseau serré de syndicats, de sociétés coopératives, de ligues de résistance ; cette intervention toujours croissante dans les diverses manifestations sociales ; cet examen des méthodes de production et de répartition des richesses, et dites si cette organisation, si ce programme, si cette tendance caractérisée vers le beau et le bien, si une telle aspiration à l’épanouissement parfait de l’individu ne légitiment pas tout l’orgueil qu’éprouvent les Bourses du Travail ! » 

Pelloutier désire éduquer pour émanciper et instaurer une société d’hommes fiers et libres. Dans sa lettre aux anarchistes, de décembre 1899, il note sa croyance « à la mission révolutionnaire du prolétariat éclairé, de poursuivre plus activement, plus méthodiquement et plus obstinément que jamais l’œuvre d’éducation morale, administrative et technique nécessaire pour rendre viable une société d’hommes libres. » 

Un an auparavant, Pelloutier, au congrès de Rennes, dans son rapport fédéral, veut gagner à la cause syndicale les marins et les pêcheurs et préconise quelques axes de propagande maritime : « Il est urgent que les syndicats ouvriers mettent toute leur énergie et toute la force dont ils disposent au service des exploités de la mer. Et, comme ces travailleurs sont d’humeur indépendante et vivent peu à terre, le seul moyen de les attirer et de les obliger, en quelque sorte, à entendre notre enseignement, c’est de leur offrir ce que leur offrent les maisons de marins capitalistes : le placement rapide et avantageux et, dans l’intervalle de leurs campagnes, l’alimentation saine et économique d’une maison ouvrière. Entrés ainsi dans l’organisation corporative, rien ne sera plus facile que de les y retenir en leur ouvrant nos livres et nos journaux et en leur exposant les principes d’association économique et de liberté individuelle qui sont toute la doctrine socialiste. » 

Là encore, le livre et la lecture de journaux jouent un rôle important d’éducation. Pelloutier associe ici propagande et éducation où ces deux notions se conjuguent. Quelques années plus tard la dynamique propre du syndicalisme d’action directe se verra compléter par l’action culturelle des Universités populaires et l’élaboration de pièces de théâtre au sein de théâtres ou Maisons du Peuple.

Au Havre, par exemple, les pièces proposées sont hétéroclites et, pour la plupart, sont porteuses d’un message politique et social : « Par conséquent, ce théâtre n’a pas comme seul but d’apporter ‘‘une culture classique’’ aux ouvriers mais s’attache aussi à réveiller les consciences. Ainsi, bien souvent, entre deux spectacles ou parties de spectacle, de courtes conférences ou ‘‘causeries’’ sont organisées afin de mobiliser l’attention des spectateurs sur des points relatifs à des problèmes sociaux précis. En outre, il est convenu que les ouvriers et leur famille n’ont pas besoin d’avoir ou de faire des frais de toilette pour assister aux représentations. Seules des tenues correctes et une ‘‘moralité exemplaire’’ sont exigées. » 

Pour Pelloutier, c’est l’ignorance qui fait les résignés ; il élabore du collectif au sein des Bourses du Travail mais ne néglige jamais l’intérêt de l’individu : « Nous sommes des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître, sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même. » 

Les Bourses du Travail réclament la gratuité de l’instruction de même que toutes les choses indispensables à l’existence : pain, logement, médicaments…Pelloutier, dans la lignée de Proudhon, défend la créativité ouvrière : « Les ouvriers après s’être crus longtemps condamnés au rôle d’outil, veulent devenir des intelligences pour être en même temps des inventeurs et des créateurs de leurs œuvres. Qu’ils élargissent donc le champ d’étude ouvert ainsi devant eux. Que comprenant qu’ils ont entre leurs mains toute la vie sociale, ils s’habituent à ne puiser qu’en eux-mêmes l’obligation du devoir, à détester et à briser toute autorité étrangère. » 

L’éducation, dans toutes ses dimensions, sera une préoccupation constante du projet syndicaliste révolutionnaire. Pelloutier fut avant tout un organisateur et un éducateur. Il meurt de maladie en 1901 :« Aussi est-il mort comme il avait vécu : sans maître et sans Dieu, en vrai libertaire. » 

Pour autant son œuvre perdure, n’a jamais cessé d’exister ni d’influencer certains pans du syndicalisme français et vit encore dans l’esprit de puissants syndicats français (Dockers du Havre, Correcteurs/Ouvriers du Livre parisiens…) »

Les BdT ainsi conçues devaient ainsi devenir l’embryon de la réorganisation de la société. Cela passait d’abord par l’éducation et l’enseignement sans compter les caisses de résistance, les « soupes communistes » pour alléger le fardeau du coût des grèves pour les travailleurs, les dispensaires syndicaux, divers services de mutualité, les bureaux de placement, des coopératives d’alimentation…

Celles qui avaient les moyens organisaient une contre-culture via le théâtre et une autre sociabilité ouvrière lors de fêtes.

L’anarchiste Pelloutier construisait un programme d’émancipation des travailleurs sans passer par l’Etat, ennemi de la classe ouvrière.

Dans son récent livre, Forme commune, (La Fabrique, 2023) l’historienne Kristin Ross tisse d’ailleurs un parallèle fécond entre les préoccupations des ouvriers à la fin du XIXe siècle et les écologistes aujourd’hui de la Zad de Notre-Dame-des Landes ou via Les Soulèvements de la Terre. Elle y retrouve une même soif d’autonomie, une quête de subsistance, un ancrage dans la vie quotidienne et une conflictualité assumée vis-à-vis du pouvoir. Bref, « une forme commune qui demeure et se perpétue dans le temps ». (Cité par Reporterre)

Si le parallèle effectué entre les préoccupations des écologistes de 2023 et celles des ouvriers de la fin du XIXè siècle, semble osé, il n’est pas dénué d’intérêt.

Effectivement, la soif d’indépendance vis-à-vis de tous les partis politiques conditionnent tout succès pour agréger le maximum de personnes à une cause. La vision des syndicalistes libertaires comme Pelloutier était claire : s’occuper des revendications quotidiennes et ne pas perdre de vue la transformation de la société pour que le capitalisme disparaisse et que d’autres rapports humains se forgent sans domination.

Pour autant, les mêmes causes produisant les mêmes effets, il conviendra de rester autonome, hors des partis et contrer les récupérations politiciennes ; de s’entraider contre la répression étatique ; d’éviter l’infiltration policière et déjouer tous les gadgets de surveillance policière (Balises GPS, surveillance des smartphones, écoutes…) ; d’organiser un service juridique efficient pour soutenir les militants arrêtés…

Nous reviendrons ultérieurement sur la répression des syndicalistes de l’époque des BdT qui se soldait à coups de centaines d’années de prison pour les militants sanctionnés pour entrave à la liberté du travail, sabotage…sans compter les procès à charge, l’Affaire Durand en étant un dramatique exemple.

Patoche (GLJD)