Depuis Platon, des philosophes, des esprits élevés, ont réfléchi au problème de la misère et pensé autrement qu’en termes de charité. Quelques utopies furent couchées sur le papier, vite tournées en dérision ou censurées. Dans l’immense bouillonnement d’idées de la Révolution française de 1789 se profila le concept de communisme égalitaire qui devait faire « le bonheur du genre humain » mais ne fit que mener Babeuf et Darthé à l’échafaud. Le socialisme allait naître de leur sang. Des doctrines plus structurées, des théories plus argumentées, virent le jour, s’ancrèrent peu à peu dans une opinion populaire enfin sensibilisée à une question qui concerne tout le monde, puisqu’il est établi, et indéniable, que nul n’a intérêt à ce que la misère subsiste, même sous le régime le plus inégalitaire et le plus capitaliste qui soit.
Tout le XIXème siècle est agité par cette question-là. Il faut dire que la bourgeoisie, pour laquelle le « petit peuple » avait tiré les marrons du feu sous la Révolution, se montra d’une férocité envers lui, tout au long dudit siècle et à la faveur du développement industriel, qui pouvait faire regretter le despotisme de la noblesse, avec laquelle d’ailleurs elle s’était réconciliée et …alliée par le truchement de la « lance de chair ». La bourgeoisie avait obtenu sa part du gâteau et bien plus.
Ce fut le siècle des grands doctrinaires : Saint-Simon, Enfantin, Fourier, Considérant, Proudhon, Marx, Bakounine, Kropotkine, Reclus…pour ne citer que des noms qui dominèrent ce formidable débat en Occident. Des écrivains popularisèrent la question sociale par des romans qui en firent entrer profondément la discussion parmi « les masses », comme on disait il n’y a pas si longtemps : Eugène Sue, Victor Hugo, Jules Vallès, Emile Zola… Le XXème siècle eut aussi ses réformateurs ou révolutionnaires, avec une nouvelle école, celle du socialisme de l’abondance, parent du socialisme libertaire. Pour tous, aucun doute possible : la misère est curable, elle peut être éradiquée de la société, exclue de l’avenir ; et cela par la solution d’un changement politique qui, en la supprimant, supprimerait du même coup le corollaire qui en dépend : la charité. Pour tous cette solution s’appelait le socialisme, sous quelque forme qu’on la présentât (car tous, écrivains ou doctrinaires, ne lui donnaient évidemment pas la même forme).
Hier, parce que la corruption qui atteint tous les pouvoirs a gangréné des partis socialistes évoluant dans un régime capitaliste intrinsèquement corrupteur, et parce des systèmes communistes se sont effondrés sous le discrédit dont les avait frappés la tyrannie autocratique ou monopartisane qu’ils engendrèrent au nom usurpé de socialisme, on comprend que le socialisme est à jamais déchu, que ses apôtres furent des illuminés et ses théoriciens, des sots. On voudrait nous faire croire cela, et la conjoncture, comme on dit, favorise ce nouveau credo. Après une élévation lente mais assez régulière des conditions de vie en Occident, la misère – toujours présente ailleurs – est réapparue. Et avec elle, la charité. Ce ne sont chaque jour que « mailings » quémandeurs, ce ne sont partout que mendiants, clochards et sans-abris. Et de toutes parts des appels à l’obole, avec ce sous-entendu : « Vous avez le cœur bien sec si vous ne versez rien ! »
Ces pratiques traduisent ainsi une déviation malsaine de la générosité.
Si cela pouvait faire reculer la misère ! Mais c’est chimère que de le penser. L’aide financière apportée à une fondation médicale peut du moins servir à quelque chose : les médecins et les chercheurs travaillent à combattre les maladies, on constate leurs efforts, leurs progrès. Une aide à une fondation culturelle ou écologique, si celle-ci est bien gérée, donnera des résultats positifs ; on verra naître un arboretum, un musée…et se tenir des conférences ou des actions radicales contre des pollueurs…C’est que, dans ces secteurs, il y a des gens d’action grâce à qui l’argent qu’on leur donne fructifiera. Ces dons sont des actes de solidarité, non de charité. La charité, elle, est une vertu sinon stérile, du moins impuissante, en ce qu’elle permet tout juste au misérable de le rester. Elle n’améliore pas sa condition sociale, ne stimule en rien le progrès social. On ne peut pas la décourager complètement parce que le misérable, s’il le demeure grâce à elle, garde tout de même l’espoir de s’en sortir. Mais ce sera finalement sans elle qu’il s’en sortira, s’il s’en sort.
Qu’on abandonne si l’on veut le mot de « socialisme », cela n’a pas d’importance. Tant de choses malpropres ou sanglantes ont été couvertes par ce nom qu’on peut très bien le changer. Pourtant, c’est en s’inspirant du socialisme, de ses principes premiers, des volontés initiales de ses fondateurs, qu’on vaincra la misère, qu’on la jettera par-dessus bord, hors des sociétés, des communautés et des peuples – et non pas comme le clament les passéistes, en ressassant des patenôtres, en organisant des processions, en répétant des appels à la prière et à l’aumône, en revenant à des grimoires pluriséculaires, et à ces menteuses « valeurs traditionnelles » dont le monde a tant souffert qu’il risque encore d’en mourir, et dans lesquelles se sont embourbés, avec les ennemis du socialisme, les socialistes qui ne croyaient pas en lui.
PVB (le lib)