
Ricardo Mella était le carburant idéologique de l’anarchisme asturien, le penseur libertaire qui a formé idéologiquement Eleuterio Quintanilla, Sierra, Marcelino Suárez et José M. Martínez. Les idées de Mella ont fait leur chemin dans les Asturies, où il est resté plusieurs années pour des raisons professionnelles.
Précisément en ces temps où les hommes politiques des deux bords nous appellent aux urnes pour « sauver la France, l’Allemagne, l’Espagne, l’Autriche…» et obtenir ainsi du peuple la légitimité dont il a besoin pour empêcher que rien ne change et que les puissants continuent à nous voler et à nous opprimer au nom de la démocratie, nous voulons rappeler l’un des articles les plus illustres sur la tromperie du parlementarisme et du système électoral : « La Loi du Nombre », écrit par Mella en 1899, sans avoir perdu, à notre avis, de son actualité. Ici, nous vous souhaitons Santé, Anarchie et abstention active.
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La loi du nombre
Superstition et canular sur le suffrage
À la grande superstition politique du droit divin des rois, dit Spencer, a succédé la grande superstition politique du droit divin des parlements. « L’huile sainte – ajoute-t-il – semble être passée par inadvertance de la tête d’un seul à la tête de plusieurs, les consacrant ainsi que leurs droits. »
L’origine des parlements, qu’ils soient dans les pays monarchiques ou républicains, est la volonté de la majorité, du moins en théorie.
De là résulte une série de conséquences rigoureusement exactes.
La majorité des habitants d’un pays a le droit de régler la vie politique, religieuse, économique, artistique et scientifique de la masse sociale. Il a le droit encyclopédique de décider de toutes les questions et de disposer de tout au mieux de ses connaissances et de ses convictions. Il a le droit d’affirmer et de nier autant qu’il veut à tout moment, détruisant le lendemain le travail de la veille. En politique, il dicte des lois et des règles auxquelles il ne peut échapper. En économie, il détermine le mode et la forme des changements, régule la production et la consommation et permet ou non de vivre à bas prix, selon sa volonté du moment. En religion, il passe outre les consciences et impose à chacun un dogme sous de lourdes peines et au prix de contributions onéreuses. Dans les arts et les sciences, elle exerce le monopole de l’enseignement et le privilège de la vérité officielle.
Il décide et établit les règles d’hygiène et de conduite morale à suivre, quelles fonctions sociales correspondent au groupe et lesquelles à l’individu, dans quelles conditions il faut travailler, acquérir des richesses, disposer de biens, changer les choses et avoir des relations avec les gens. Enfin, et pour couronner le tout, il récompense et punit, et est un accusateur, un avocat et un juge, un dieu tout-puissant qui est partout, arrange tout et surtout veille, attentif et jaloux.
Ces déductions ne sont en rien exagérées une fois admis que la loi du nombre est la loi suprême. Mais comme les majorités ne peuvent pas faire beaucoup de choses seules, puisqu’elles ne peuvent pas traiter autant de questions au quotidien, surgit nécessairement le complément de la loi, la délégation parlementaire. Et, à cette fin, on élit aussi par majorités des délégués ou des représentants qui, constitués en corporation, assument tous les pouvoirs de leurs constituants, ou plutôt ceux du pays tout entier, et c’est ainsi que naît le pouvoir tout-puissant, le droit divin, des parlements.
Et voici que, au sein de ces chambres ou assemblées des élus, la loi radicale du nombre est à nouveau appliquée et à la majorité les lois sont édictées afin de gouverner sagement les intérêts publics et privés, ce qui atteint tant l’omniscience des législateurs. C’est ainsi qu’une poignée de citoyens moyennement cultivés, le plus souvent vulgaires, accèdent à la grâce de la sagesse suprême. Hygiène, médecine, jurisprudence, sociologie, mathématiques, ils possèdent tout, car l’esprit saint de la majorité plane constamment au-dessus de leurs têtes.
Telle est la théorie dans toute sa nudité.
Il est considéré comme imprudent d’en discuter, comme de la folie de le nier. L’imbécillité argumente de manière insultante.
Mais la sagesse exprime la vérité. « Le peuple souverain » – dit le positiviste – nomme ses représentants et crée le gouvernement.
« Le Gouvernement, à son tour, crée des droits et les confère séparément à chacun des membres du peuple souverain, dont ils émanent. Voilà une merveilleuse œuvre d’escroquerie politique !
Mais l’escroquerie ne s’arrête pas là. Elle étend son domaine jusqu’au plus profond des systèmes politiques, car, une fois affirmée la loi des majorités, elle devient, comme nous le verrons très prochainement, une formidable fiction qui permet à quelques-uns de monter dans le cockpit du pouvoir, de dicter et d’imposer à tout un peuple sa volonté universelle.
Le mal réside dans la loi elle-même et n’admet pas de variantes compensatoires.
Convaincus de l’antagonisme radical entre la liberté individuelle et l’écrasante prépondérance des masses, nous nions toute autorité constituée, qu’elle vienne de la force ou du nombre. Pour que l’individu et le groupe coexistent sans se détruire, il faut annihiler toute forme d’imposition de l’un sur l’autre. Pour nous, qui fondons nos idéaux sur une liberté individuelle illimitée, l’AUTO-ARCHIE est la méthode obligatoire de coexistence sociale. Le bien de chacun est aussi respectable que le bien de tous, donc la liberté ne deviendra un fait qu’à condition d’identifier ses intérêts. C’est pourquoi nous sommes libérateurs et pourquoi nous sommes socialistes : parce que nous comprenons que la racine de toute opposition entre individus, comme entre collectivités, ou entre elles, se trouve sous la forme de l’appropriation individuelle, et nous en déduisons que l’harmonie sociale doit être produit par la possession commune des richesses et une liberté d’action complexe pour les individus et les groupes.
Et, puisque ce critère de liberté exclut toute idée de subordination aux majorités, nous allons démontrer que la loi du nombre est fausse en elle-même et que la société peut régler toutes ses affaires sans faire appel à la procédure du suffrage.
Il est affirmé par les tenants de cette prétendue loi que les majorités, ou plutôt les prétendues majorités, jouissent de droits illimités, et la pratique prouve certainement leur affirmation.
Cependant, les lois ne sont presque jamais appliquées ; la plupart des hommes les évitent ; les plus énergiques les répudient. En quoi cela consiste-t-il ?
Dans l’impossibilité réelle de comprendre dans une ou dans plusieurs lois l’immense variété des intérêts, des coutumes et des conditions.
Chaque individu, chaque communauté tend à se différencier en se produisant de manière différente ; tandis que la loi tente de les normaliser et de les forcer à agir et à se conduire de la même manière. Les intérêts communs ne peuvent être régulés de manière uniforme, car la communauté n’est jamais si proche qu’elle n’implique fractionnement et séries, divergence et opposition. Pour que l’identité des intérêts soit vérifiée, il faut que, venant d’en bas, des relations de solidarité s’établissent volontairement et spontanément d’individu à individu et de groupe à groupe, de telle sorte qu’ils soient capables de comprendre, de manière plus ou moins défini, tous les membres sociaux. Ainsi, dans cette organisation sérielle des pièces, chacune d’elles aura conservé son cachet particulier et sa personnalité, c’est toute sa liberté. La rébellion, faute de véritables motifs déterminants, cessera de se produire, d’autant plus que cette organisation ne serait pas immuable par sa nature même, mais plutôt le produit conscient de la volonté de ses composantes manifestée à chaque instant et en chaque lieu. Mais cette procédure est précisément opposée à la domination des majorités, car elle est engendrée dans la personnalité libre et y a son siège, et constitue donc la négation pure et simple du droit de légiférer qui leur est attribué.
Eh bien, soumettons à l’analyse la chose niée, en échange de la preuve ultérieure de la justice de la négation. (A suivre dans le prochain libertaire)