1968 a ressuscité l’anarchisme puis depuis le tournant du millénaire, l’anarchisme a connu une reconnaissance et des sympathies de plus en plus nombreuses. Il a même été présenté comme le « mouvement révolutionnaire du XXIe siècle » dans un article largement diffusé de David Graeber et Andrej Grubačić en 2004 et, dans Translating Anarchy, un livre récent sur le mouvement Occupy Wall Street basé sur des entretiens avec nombre de ses organisateurs. Mark Bray soutient que les idées anarchistes étaient la force idéologique derrière cela. Les projets anarchistes (livres, magazines, foires, organisations diverses de propagande…) se sont également considérablement développés au cours des vingt dernières années. Ce sont toutes de bonnes nouvelles.
Simultanément, le néolibéralisme jouit d’une domination absolue, le fossé entre les riches et les pauvres se creuse chaque jour, les guerres continuent de semer la dévastation, la surveillance de la population a dépassé les niveaux orwelliens et rien ne semble pouvoir arrêter la destruction écologique du monde tel que nous le connaissons. Si l’ordre en place est menacé de manière significative, ses agents sont des fondamentalistes religieux, des néo-fascistes ou, au mieux, des mouvements de gauche tournés autour de partis populistes et de dirigeants charismatiques. Même si les anarchistes veulent défendre les éléments libertaires dans les révoltes des printemps arabes ou aux Etats-Unis dans le black lives matter, on peut se demander si les anarchistes autoproclamés ont réellement joué un rôle significatif dans ces événements. Bref, malgré des soubresauts de révolte à tendance libertaire, l’anarchisme semble plus exclu que jamais de la perspective générale du monde. Dans cet esprit, le moment semble le plus propice pour réfléchir à notre place sur la scène politique et examiner nos forces et nos faiblesses.
Qu’est-ce que l’anarchisme?
Dans les temps postmodernes, il est devenu courant de renoncer aux définitions, prétendues prisons de nos pensées. Cela épuise le sujet. Les définitions ne sont clairement que des outils de communication. Elles ne peuvent prétendre capturer l’essence d’un phénomène donné. Une définition pratique est basée sur des critères spécifiques: l’origine d’un terme et son étymologie, son utilisation et son changement de sens dans le temps et sa cohérence terminologique au sein du système linguistique que nous utilisons. C’est ainsi que la définition proposée de l’anarchisme qui suit, doit être comprise.
L’anarchisme est avant tout la tentative d’établir une société égalitaire qui permette le développement le plus libre possible de ses membres individuels. L’égalitarisme est la condition préalable nécessaire pour que ce développement de la liberté soit accessible à tous et pas seulement à quelques privilégiés. La seule limitation est de permettre le libre développement des autres. Bien que des limites claires ne puissent être tracées ici (où finit la liberté d’un et celle de l’autre?). Cela ne veut pas dire qu’elles ne peuvent pas être négociées. Cela étant dit, les anarchistes se réfèrent toujours à ce que disait Bakounine : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes ou femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou une négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens vraiment libre que par la liberté des autres, de sorte que, plus nombreux sont les hommes libres qui m’entourent, et plus étendue et plus large est leur liberté, plus étendue et plus profonde devient la mienne. […] Ma liberté personnelle ainsi confirmée par la liberté de tous s’étend à l’infini. »
Les libertaires ont la conviction que la mise en place d’une société égalitaire permettant un libre développement individuel dépend d’acteurs politiques qui mettent immédiatement en pratique les valeurs essentielles de cette société recherchées dans leurs modes d’organisation. Aujourd’hui, cela s’appelle souvent la politique préfigurative. Cela implique qu’aucune dictature du prolétariat, aucun chef bienveillant et aucune avant-garde bien intentionnée ne peuvent ouvrir la voie à la société désirée; les gens doivent le faire pour eux-mêmes. C’est une différence énorme avec les marxistes et notamment les courants staliniens et trotskystes. En outre, les gens doivent développer les structures nécessaires pour défendre et préserver cette société. Autogestion, soutien mutuel, entraide, gestion directe, fédéralisme libertaire sont des notions incontournables pour les tenants de l’anarchisme.
L’origine de l’anarchisme en tant que mouvement politique ainsi défini remonte à la question sociale en Europe au milieu du XIXe siècle. Proudhon en a creusé les fondations, « notre père à tous ». Les anarchistes faisaient partie de l’Association internationale des travailleurs, mieux connue sous le nom de Première Internationale, avec les forces politiques qui deviendraient plus tard les sociaux-démocrates, d’une part, et les marxistes, de l’autre ( La Jurassienne représentera le courant antiautoritaire après l’exclusion des anarchistes de l’A.I.T. par Marx). Nous considérons cette origine comme importante et nous considérons l’anarchisme comme faisant partie de la tradition du socialisme (à lire les articles des Temps nouveaux de Jean Grave pour conforter ce point de vue). Nous sommes opposés à l’idée de définir l’anarchisme comme une philosophie, une éthique, un principe ou un mode de vie plutôt que comme un mouvement politique. Même si l’éthique n’est jamais bien loin des principes anarchistes. Une attitude existentielle est une chose; l’organisation du changement politique en est une autre. Sans diffusion de ses idées, sans propagation appropriée et sans connexion directe avec les exploités, l’anarchisme est facilement réduit à une idée noble. L’anarchisme ne doit plus se cantonner à des positions ancrées dans une tour d’ivoire mais retrouver l’oreille du peuple. En même temps, l’anarchisme n’est pas seulement une lutte de classes anti-autoritaire. Il est beaucoup plus large et comprend des activités allant de la création de centres sociaux à la défense de l’environnement, en passant par la conception de modes de production ou de transports alternatifs par exemple.
La dimension préfigurative de l’anarchisme a toujours inclus des questions qui ne correspondaient pas à une définition étroite du socialisme: les préoccupations alimentaires, sexuelles (cf Emma Goldman), ainsi que les questions d’éthique personnelle.
Le projet politique de l’anarchisme basé sur le communisme libertaire doit s’articuler sur une dimension synthésiste : l’individu est la base de tout (c’est pour cela que nous sommes individualistes), l’organisation syndicale permet la gestion directe des entreprises fédérées de bas en haut ainsi que la répartition de la production (c’est pour cela que nous sommes anarcho-syndicalistes sur le plan de l’organisation), la Commune devra s’occuper des services publics et faire contrepoids à d’éventuelles dérives du syndicalisme (c’est pour cela que nous sommes communistes libertaires).
(A suivre) Ti wi (GLJD)