Pessimisme et individualisme

Le pessimisme et l’individualisme sont des philosophies de l’âge mûr et de la vieillesse. Ce ne sont pas des points de départ, mais des points d’arrivée de la vie. L’éducation et les influences sociales ont raison de combattre l’individualisme et le pessimisme. Mais si ces sentiments triomphent malgré tout dans certaines âmes, n’est-ce pas un signe qu’ils renferment une part de vérité et qu’ils représentent un aspect essentiel et éternel de la sensibilité humaines ?

C’est une question de savoir d’ailleurs si les effets sociaux du pessimisme et de l’individualisme sont forcément et uniquement mauvais.

Remarquons d’abord que ces effets sont limités quant à leur sphère d’action. Le pessimisme et l’individualisme n’agissent que sur une catégorie d’âmes assez restreinte. Beaucoup d’hommes ne partagent pas ces sentiments et ne les comprennent même pas. Le pessimisme et l’individualisme ne se généraliseront jamais assez pour former un sérieux obstacle à la vie sociale. Ils n’ont pas empêché jusqu’ici et n’empêcheront vraisemblablement jamais le monde de marcher, la société de garder son autorité et son prestige aux yeux de la plupart des hommes.

D’autre part, dans les limites où ils agissent, le pessimisme et l’individualisme peuvent entraîner quelques effets bienfaisants pour les relations des hommes entre eux.

A une époque de socialisation excessive, le pessimisme et l’individualisme peuvent constituer un contrepoids utile aux excès de l’esprit grégaire, de l’esprit d’association, aux prétentions dogmatiques des sociologies rationalistes et optimistes. A une époque de concurrence sociale effrénée, le pessimisme et l’individualisme, par le principe de désillusion et de renoncement qu’ils impliquent, peuvent agir comme un calmant des ambitions exaspérées et, s’ils ne vont pas jusqu’à supprimer la lutte, ils peuvent du moins tempérer l’ardeur des belligérants.

Enfin, dans une société où les hommes sont trop serrés, trop tassés, trop agglomérés, l’individualisme et le pessimisme ont l’avantage de représenter une volonté d’isolement et de sécession personnelle, de replier les âmes sur elles-mêmes, de les déprendre de liens sociaux factices et artificiels. En relâchant ces liens, en isolant les individus, ils diminuent entre eux les contacts et les occasions de froissements.

Le pessimisme et l’individualisme peuvent donc avoir quelques effets heureux sur les relations humaines ; ou du moins, si l’on dénie à des idées et à des sentiments une action réelle sur l’évolution sociale, le pessimisme et l’individualisme peuvent être regardés comme des symptômes d’une lassitude provoquée dans les âmes par une intégration sociale excessive ; comme une revanche des besoins de la vie intérieure comprimés et froissés sur les exigences de la vie extérieure et sociale.

Avenir du pessimisme et de l’individualisme

Tout, dans l’évolution sociale actuelle, indique un renforcement croissant des pouvoirs de la société : une tendance de plus en plus marquée à l’empiètement de la collectivité sur l’individu. – Tout indique également que de la part de la généralité des individus, cet empiètement sera de moins en moins senti et qu’il provoquera de moins en moins de résistances et de révoltes. Le conformisme et l’optimisme social auront donc vraisemblablement le dernier mot. La société sera victorieuse de l’individu. Il arrivera un moment où les chaînes sociales ne blesseront presque plus personne, faute de gens suffisamment épris d’indépendance et suffisamment individualisés pour sentir ces chaînes et pour en souffrir. Le combat finira faute de combattants. La petite minorité indépendante sera de plus en plus infime. Mais si infime qu’elle soit, elle souffrira de la pression sociale accrue. Elle représentera dans ce temps de conformisme à peu près parfait et de contentement social généralisé, le pessimisme et l’individualisme.

G.P.