L’esprit larbin

Si l’esclavage ne déshonore pas, la domesticité avilit. (Victor-Hugo – Bug-Jargal)

L’exploitation de l’homme par l’homme a revêtu, au cours des siècles, plusieurs aspects : esclavage puis servage, salariat enfin. Tous se résument en un mot : domestication.

La soumission permanente à l’autorité des maîtres a amené l’immense majorité des exploités à considérer cet état comme naturel. Ayant appris l’obéissance dès le berceau, ils l’acceptent docilement et transmettent à leurs enfants l’esprit de soumission. Ainsi se perpétuent, de génération en génération, le respect et la crainte de l’autorité, l’acceptation des hiérarchies et la résignation aux iniquités sociales.

Certains se révoltent. D’autres ne se plient que contraints et forcés. Mais la plupart des gens s’accommodent et même se satisfont pleinement et sereinement de leur état de sujétion : ce sont les larbins du système.

Par ce terme, je n’entends pas évoquer exclusivement les gens de maison. L’esprit larbin se rencontre partout : dans les administrations, les services publics, les ateliers, les bureaux, les partis, les casernes ; bref dans tous les lieux et milieux où s’exerce un pouvoir.

Le larbin, c’est l’ouvrier qui manifeste un zèle empressé à satisfaire le chef. C’est l’employé servile, attentif à prévenir tous les désirs du patron. C’est le sous-off’ figé au garde-à-vous face à son supérieur. C’est le préposé au guichet, aussi méprisant envers le client qu’obséquieux devant le directeur. C’est le « responsable » dont on a souligné l’autorité factice par un galon et auquel on a confié une mission, qu’il s’acharne avec obstination de brute à remplir scrupuleusement et aveuglément.

On dénote toujours dans l’esprit larbin le double caractère de déférence outrée envers les « supérieurs » et d’arrogance hautaine envers les « inférieurs ». Le larbin use, au gré des circonstances et des opportunités, de la ruse ou de la lourdeur d’esprit, de l’entêtement obtus ou de la souplesse d’échine.

Les chiens couchants du pouvoir

Toujours à l’affût des miettes du festin, le travailleur-larbin s’attache mesquinement à sauvegarder ses petits profits, à conserver ses petits privilèges, et, tel le chien de la fable, s’entend à merveille à « flatter ceux du logis, à son maître complaire ».

L’analogie entre chien et larbin n’est pas fortuite. Le larbin n’est-il pas le type même du chien couchant qui lèche la main qui le frappe et accourt quand on le siffle?

Comme la lune réfléchit la lumière du soleil, le larbin, évoluant dans l’orbite du maître, se flatte d’en recueillir l’éclat. C’est sa façon à lui de participer à la vie d’une classe dite supérieure, de jouer un rôle en son sein, de s’y associer, de s’y intégrer en parasite telle une tique sous la peau du chien.

En tout, il s’efforce de s’identifier au maître, en adoptant le comportement, le langage, les tics même, et jusqu’à l’idéologie. Comme l’écrivait Mme de Sévigné : « Vous m’avez donné tous vos sentiments, je porte votre livrée. »

Celui qui a accepté la servitude ne peut concevoir qu’un autre s’y refuse. Il en résulte que le subalterne est souvent plus intolérant que le chef.

Et c’est précisément en cela que son exemple est fâcheux. En abdiquant sa dignité par convoitise de profits mesquins, le larbin ne prépare-t-il pas la litière de tous les totalitarismes futurs ? C’est ce qui a fait dire à Maxime Gorki : « Les gens qui servent la bourgeoisie sont plus dangereux que la bourgeoisie elle-même. » Certains travailleurs se sont si complètement assimilés à leur entreprise qu’ils vivent comme en osmose avec elle. Ils sont devenus incapables de distinguer leur propre intérêt de celui du patron : pour eux c’est un tout. Le patronat faut-il le souligner – s’y entend remarquablement bien à entretenir cet état d’esprit : « Nous formons une grande famille. Nous tirons tous à la même corde. » Le phénomène d’identification à l’entreprise est chaleureusement encouragé. Le travailleur n’est alors plus considéré par son travail ni par son habileté à l’exécuter mais par sa faculté d’adaptation. Il appartient à son entreprise comme autrefois le serf appartenait à son seigneur. Il fait partie d’une équipe au succès de laquelle il doit tout sacrifier…jusqu’à sa propre identité.

Et c’est ce genre de « participation que le patronat voudrait faire passer pour de l’autogestion ! De connivence avec les syndicats représentatifs dont les dirigeants – eux-mêmes bien domestiqués et parfaitement stylés – ont acquis une dextérité remarquable dans le miroir aux alouettes prolétaires. Participer volontairement à une organisation dont on n’a pas été appelé à en établir les structures, ou accepter délibérément un statut social dont on n’a pu librement discuter les termes, voilà ce qui caractérise, de nos jours, l’esprit larbin. A.P.