Libertaires et Education
Concernant le dernier livre de Patrice Rannou, « Libertaires et Education », il nous a paru important de donner notre point de vue car nous connaissons bien l’auteur.
Patrice Rannou écrit pour le plus grand nombre et s’adresse rarement à un public militant spécifique. Contrairement aux universitaires qui utilisent souvent un langage abscons, Patrice, de par sa formation d’instituteur écrit pour être compris des enseignants mais aussi des parents d’élèves et en général du milieu ouvrier qu’il a toujours fréquenté. C’est une ligne de conduite à laquelle il tient, non par ouvriérisme mais il a toujours milité pour une osmose entre enseignants et parents même si cela n’est pas toujours aisé. Il considère de même que les instituteurs enseignent souvent aux enfants d’ouvriers, du moins en REP/REP+, anciennement ZEP, et qu’il est important que l’éducation soit émancipatrice et qu’il ne faut pas déserter ce terrain de lutte.
Il pense qu’il faut insister sur le fait que des libertaires ont été à l’origine de la mixité dans les écoles, d’un enseignement rationnel[1] et sans Dieu et que ce n’est pas inopportun de le rappeler. Les libertaires ont aussi essuyé la diffamation, la calomnie et la répression : Robin, Ferrer, Vernet… Pour faire avancer quelques idées phares comme la coéducation des sexes, il a fallu subir les assauts répétés des cléricaux et des politiciens à leur service. De la même manière, les novateurs de demain subiront les foudres des réactionnaires, il est toujours nécessaire de savoir à quoi on peut s’attendre en cas de mise en application de nos idées. Nous pouvons aussi affirmer avec Hugues Lenoir que les expériences éducatives libertaires « ont plus durablement marqué la société que toute autre pratique inspirée par la théorie anarchiste, hormis peut-être l’action directe en matière syndicale.» D’où l’intérêt que les libertaires doivent encore porter à l’éducation, comme ce fut le cas pour les militants d’avant-hier.
Face au retour du religieux, pas seulement de la religion musulmane mais aussi des théories créationnistes véhiculées aux Etats-Unis voire en France, des curetons de la manif pour tous…, les libertaires qui comme Robin sont passés pour des immoraux car les enfants et adolescents se baignaient dans la même piscine, les libertaires qui comme Sébastien Faure ont refusé le classement de leurs élèves, les libertaires qui comme Laisant ont préconisé un enseignement areligieux et scientifique, ont permis les réflexions et pratiques pédagogiques d’aujourd’hui et il serait naïf de penser que les religieux d’aujourd’hui seraient plus consensuels que ceux d’hier. Attention donc au retour de manivelle. Les religieux sont prosélytes et n’abandonnent, eux, jamais le terrain, et si le rapport de force leur est favorable, ils tentent d’imposer leurs vues à tous et toutes. Et comme il n’y a pas pire flic que celui qui est dans notre tête, bien souvent les individus se rendent esclaves de leurs préjugés.
Toutes choses égales par ailleurs, les professeurs, qui créent par exemple des blogs pour donner aux élèves l’envie d’écrire, sont dans la lignée d’un Tolstoï, Robin ou Freinet [2](qui n’était pas libertaire) qui utilisaient l’imprimerie pour éditer à destination de l’entourage proche et échanger avec d’autres écoles plus lointaines. Rendre les élèves actifs, enthousiastes face aux apprentissages, les motiver en envisageant un voyage à l’étranger ou chez des correspondants. Les temps changent, les moyens techniques aussi mais pas l’expérience qui prépare à la vie et à l’autonomie. De tous temps les pédagogues ont cherché à ce que les élèves créent, soient actifs en participant à leurs apprentissages…Dans la novlangue, les enseignants disent maintenant qu’il faut transformer les appétences en compétences. Les enseignants ont utilisé l’imprimerie, le minitel, l’ordinateur pour correspondre selon les époques et maintenant ils utilisent des blogs, sites…toujours avec la motivation et l’intérêt comme moteurs des apprentissages. L’enseignant qui veut sortir des sentiers battus va chercher les élèves là où leurs intérêts les portent, en clair là où ils sont. Demain, les élèves seront peut-être motivés par les visio-conférences ? Ou une technique nouvelle dont on ne soupçonne pas encore les possibilités.
Le challenge qui se pose plutôt aux enseignants aujourd’hui, c’est le décrochage des élèves et l’écrémage qui se produit sous couvert d’égalité républicaine. Là encore, relire Proudhon, notamment, s’avère utile quand à sa conception polytechnique de l’éducation. Marcher sur ses deux jambes ou plutôt avec sa tête et ses mains. L’apport de l’émancipation par l’éducation dans les résolutions de l’Association Internationale des Travailleurs et en particulier dans l’apport de James Guillaume n’est en rien obsolète. Nous le disions plus haut, les temps changent mais la charpente idéologique et pratique demeure. Evolution et révolution d’Elisée Reclus prend tout son sens dans l’éducation. Cette dernière a permis d’avancer graduellement dans la mixité, la pédagogie différenciée et active, avec un refus de la violence physique tant de la part du maître que celle exercée dans la famille, même si dans cette dernière elle reste malheureusement trop présente dans certains cas. Au moins, elle n’est plus justifiable et elle est condamnée.
Alors si les libertaires d’hier ont réussi à faire évoluer la société dans un sens plus humaniste, les anarchistes d’aujourd’hui peuvent-ils apporter leur pierre à l’édifice dans la construction continuelle d’une société plus juste, égalitaire et fraternelle ?
Notre réponse est positive. Aux enseignants et aux utilisateurs du service public d’éducation de promouvoir l’école de demain. Sur la forme, nous savons que les petites structures scolaires sont préférables aux gros établissements. Les écoles à plus de 7 classes sont à proscrire, les écoles-usines à bannir, pour diminuer les problèmes de violence et favoriser la concertation entre enseignants. Nous constatons que la politique des cycles a échoué et que les revirements pédagogiques systématiques à chaque changement de ministre sont néfastes à la mise en place d’une réelle politique éducative suivie et pouvant être évaluée dans la durée. Les programmes trop lourds, le manque de discernements pour les savoirs à acquérir, l’abandon des travaux manuels (bricolage, jardinage, création, manipulation…) ne vont pas dans le sens d’une éducation polytechnique. Le manque de moyens dans les écoles élémentaires est criant et inadmissible. L’inégalité de traitement selon la richesse des communes est un autre scandale pour les enseignants, les parents et les enfants. Et l’outil internet devient boulet bureaucratique aux mains des technocrates hors classes.
Sur le fond, les libertaires font toujours partie des laboratoires d’idées et de pratiques novatrices. L’autogestion pédagogique doit être le moteur des recherches actuelles où les modes de gestion et de décision enfants/enseignants doivent devenir réelles et non virtuelles. Pour cela, les effectifs des classes ne doivent pas dépasser 20 enfants et 15 pour les CP. L’autogestion pédagogique peut permettre une relation différente entre pairs et la restauration d’une citoyenneté que l’on voit s’anéantir au fil des ans. Les parents ont aussi leur mot à dire de par leurs expériences et l’autogestion pédagogique ne serait rien si elle n’était pas intégrée dans la réalité sociale. Les parents qui possèdent un savoir, une aptitude quelconque, peuvent intervenir auprès des enfants pour le plus grand bien de l’intergénérationnel : enfants fiers de voir leurs parents du côté enseignant, parents fiers d’apporter des connaissances au sein d’une classe, d’une école…Du pain sur la planche mais que de défis à relever car de là à déplacer l’autogestion pédagogique à l’autogestion dans les entreprises ou plutôt dans tous les domaines socio-économiques…il n’y a finalement pas loin. Retroussons-nous les manches, il y a du boulot et à l’heure du retour au tout réactionnaire-autoritaire-sécuritaire, à une espèce de Mai 68 inversé, c’est pas le moment de baisser les bras.
GLJD
[1] On peut constater les dérives irrationnelles des élections américaines par exemple. Notre problème, c’est comment dénoncer les mensonges et se faire entendre en même temps ou plutôt comment déconstruire les faits que l’on ne peut prouver. Comme pour la religion, il ne suffit pas de croire mais de raisonner. La raison peut-elle contrer l’irrationnel et tous les faux qui foisonnent dans les médias, sur la toile…
[2] Si nous nous reconnaissons dans le mouvement Freinet, notamment celui d’après-guerre, constitué à 75% de libertaires, nous sommes toujours restés dubitatif quant à la personne de Freinet. Certains compagnons ont vu dans « L’école moderne française », une filiation avec l’école moderne de Ferrer. Rien n’est plus faux. Freinet en ajoutant « française » prouve sa volonté de se démarquer de tout autre modèle : « Cette expérience est spécifiquement française, puisqu’elle est fille du milieu français. » (Barré Michel, Célestin Freinet, un éducateur pour notre temps, tome II, p.89.). Freinet, en 1936, avait des groupes d’enfants répartis en plusieurs équipes : Les Oudarniks (nom des équipes de travailleurs de choc en U.R.S.S.), Les Stakanovs (du nom du champion soviétique de la productivité industrielle)…Freinet reste longtemps séduit par l’idéologie soviétique et des camarades comme Wullens qui ont pris leurs distances avec le stalinisme, lui en font grief. Freinet a beau indiqué que les noms ont été choisis par les enfants, nous doutons fort que Freinet ait accepté des équipes ayant pour nom : la phalange ou les sections d’assaut ! Freinet se montra injuste entre autres avec Victor Serge et regretta le titre « Où va la révolution russe ? » écrit par ce dernier : « Il ne faudrait pas qu’une injustice-si injustice il y a- permette à des militants de jeter la suspicion sur toute l’œuvre révolutionnaire de l’U.R.S.S., comme si rien ne pouvait être sans Victor Serge. » (Educateur Prolétarien N°9, de juin 1934, p.518). On constate que Freinet remet en doute les dérives staliniennes…et se fait le défenseur de l’URSS du petit père des peuples.