Nous avons inventé l’antiracisme

L’homme pense, réfléchit, cogite et spécule sur sa condition ; il a fondé des sociétés qui dérivent non d’un instinct mais de sa raison, toujours raisonnante et souvent déraisonnante. Chaque système qu’il imagine est censé améliorer la société où il vit. Ce qu’on appelle des « idéologies sociales » ou « sociétaires », sont des réactions de ce qui, au fond de lui, gît de meilleur, ou du moins de plus honorable, contre ce qui bouillonne de pire, ou d’inavouable. Ainsi, la crainte ou la haine de l’étranger l’habitent naturellement, immémoriales, sinon innées, survivances du temps des clans et des tribus ; le sentiment d’une fraternité universelle, au contraire, ne se développe en lui que par une culture attentive, dont les floraisons païennes ou chrétiennes, mystiques ou profanes, ont survécu péniblement mais glorieusement aux guerres et aux anéantissements. La xénophobie régnait à l’état natif au sein des peuples qui, pourtant, à une échelle mineure, sous l’humble tente du nomade, pratiquaient la plus franche hospitalité. C’est par un sain effort de sa raison que l’homme a surmonté ses vieux préjugés qu’il tenait peut-être plus de l’éducation en commun que de la nature individuelle. « Nous n’avons pas inventé le racisme, mais nous avons inventé l’antiracisme » a écrit Michel Ragon. N’est-ce pas à l’honneur de ceux qui l’ont inventé ? Cependant, certains pointent un point de bascule vers l’acceptation des idées de l’extrême-droite en France en 2023. Pour notre part, cette acceptation s’est faite progressivement au sein de la société française depuis une trentaine d’années. La gauche et la droite ont une grande part de responsabilité dans cet état de fait. Le problème, c’est que de la même manière, pour faire reculer les idées nauséabondes de l’extrême-droite, il faudra maintenant du temps et cela se fera aussi progressivement…

Il est exact que le siècle passé et le début du XXI ème ont été ensanglantés par des idéologies qui ont orienté les sociétés humaines vers l’oppression, l’obscurantisme, la haine, la guerre. Mais ceux qui crient « A mort ! » contre les idéologies le font le plus souvent au nom des leurs, dont l’identification n’est pas toujours des plus rassurantes. Du reste, l’usage qui a été fait d’idéologies intrinsèquement généreuses les a rendues  parfois si détestables, qu’il fait regretter les mauvaises, sinon les pires. Une idéologie, en outre, indépendamment de sa valeur propre, s’accrédite ou se discrédite selon que ceux qui s’en réclament lui sont fidèles ou non. La gauche, dont l’idéologie promettait de réconcilier l’économique et le social, s’est discréditée en les laissant s’étioler et se disjoindre. L’aventure de la Nupes est à bout de souffle et là encore que de jeux d’équilibristes politiciens. Car encore, ce sont les scores électoraux qui comptent pour maintenir les postes des professionnels de la politique. La droite est fidèle à sa vieille idéologie en élargissant l’écart entre les classes et les revenus, en favorisant le confessionnel contre le laïque, en accordant des gages aux partis et aux mouvements qui avivent les préjugés nationaux, en gérant la dégradation des acquis sociaux que, jésuitement, elle affirme vouloir préserver. Alors où placer Macron ? A gauche ou à droite. Eh bien, à droite toute ! Et de nous rejouer la tendance mitterrandiste à utiliser l’extrême-droite pour fracturer encore davantage la droite.

Et l’extrême-droite du RN ne se distingue quasiment plus aujourd’hui de la droite LR qui fait tout pour capter l’électorat RNiste. LR devrait savoir pourtant que les gens préfèrent toujours l’original à la copie. Se voyant en premier ministre de cohabitation, Bardella surjoue l’appel à la dissolution de l’Assemblée sachant que seul Jacques Chirac avait utilisé en 1997 cette arme de destruction de la majorité présidentielle. Donc, arrêtons de nous faire peur, Marine Le Pen ne sera pas présidente de la République en 2027. En a-t-elle envie seulement. La manne financière due à ses dotations étatiques ne lui suffisent-elles pas ? On se souvient d’un Dominique Strauss Khan au seuil du pouvoir se prenant dans le tapis de ses frasques sexuelles. Quel sera alors le talon d’Achille de la fille de Jean-Marie Le Pen ? L’avenir nous le dira d’autant que le patronat fait encore confiance à Macron et tant qu’il n’est pas menacé dans ses profits, il n’a aucun intérêt à changer de monture.

Pour les libertaires, qui n’ont pas vocation à gouverner, la tâche est ardue. L’anarchisme, pour être compris, a besoin que s’ouvrent les intelligences. Il ne peut, de ce fait, susciter d’adhésion spontanée et irréfléchie. Il ne résulte pas d’un engouement passager. Il n’a pas le caractère éphémère d’une mode, d’un temps électoral.

Les idées anarchistes, et par conséquent le projet d’édification d’une société libertaire, ne passionnent pas les masses, pas plus qu’elles ne séduisent tous ceux qui s’affairent à la politique politicienne parce que l’anarchisme ne flatte aucune vanité et ne propose aucun poste de pouvoir si compétents soient les militants.

Dans nos milieux, pas d’uniforme pour souligner la prestance d’un chef, l’embrigadement de la jeunesse, pas de décorations pour distinguer le « mérite » d’un individu, pas de hiérarchie pour en évaluer l’importance sociale ou intellectuelle. Chez nous, « un mérite éclatant se déterre lui-même » et nos compagnons les plus éminents n’ont jamais éprouvé le besoin de se barder la poitrine de médailles et rubans pour se distinguer à l’admiration de leurs semblables.

On comprend qu’un système social ne permettant l’émergence d’aucun chef suprême, d’aucun gourou ou homme providentiel ne puisse convenir à tous ceux qu’éperonne l’ambition d’arriver, de paraître, de dominer, pas plus qu’à ceux qui n’aspirent qu’à être guidés, gouvernés, rassurés.

Dans la civilisation du prêt-à-porter collectif, les libertaires préconisent du « sur mesure » pour l’individu. Nous souhaitons une société sans Etat ni patron.

« C’est par une cascade d’imitations du supérieur par l’inférieur que se sont généralisés les privilèges du premier » (Georges Palante) ; ne comptez pas sur les anarchistes pour imiter les « supérieurs » qui ne le sont que par la faiblesse de la plupart des gens. Il est toujours plus facile de séduire par des artifices que de convaincre par des arguments. Tous les démagogues savent cela. D’où l’engouement des gens pour les slogans publicitaires et politiques, les croyances irrationnelles. D’où la montée de l’extrême-droite.

Goulago (GLJD)