Frontières et nationalismes
Une frontière de plus. C’est-à-dire un Etat de plus. C’est-à-dire un passeport de plus. Une entrave de plus à la libre circulation de l’individu sur notre terre minuscule. Individualiste, tout ce qu’il y a en moi d’aspiration pour le libre développement de la personne humaine se hérisse, se cabre quand j’apprends qu’on a érigé une frontière de plus. Anarchiste, tout ce qu’il y a de sain en moi et d’équilibré se révolte et s’insurge quand j’apprends que vient de naître un Etat de plus. Car je sais, moi individualiste anarchiste, tout ce que concrétise l’Etat. L’Etat, c’est la violence organisée. C’est la réduction de l’unité sociale au rôle de citoyen, de sujet, de ressortissant – trois mots à traduire par « automate ». L’Etat, c’est la mise en tutelle de la personne humaine, la mainmise sur son être et son avoir, l’impossibilité pour vous et pour moi de nous déterminer dans le sens où nous mèneraient notre conception de la vie, la conscience de notre vie. L’Etat, c’est le sacrifice constant de notre personnalité à des intérêts qui ne sont pas les nôtres, à une cause qui a été choisie pour nous et qui n’est pas la nôtre. Du berceau à la tombe, l’Etat s’impose à nous par le truchement de ses surveillants, de ses inspecteurs, de ses censeurs, de toute la domesticité qu’il entretient grâce aux impôts, aux taxes, aux contributions qu’il nous extorque. Dont certaines servent à rémunérer des services qui, très souvent, sont inutiles à notre bonheur et à notre bien-être personnel. Il exige tout de nous, jusqu’à notre sang. Nous ne sommes pour lui que des objets de réquisition.
Il intervient dans les contrats que nous passons avec autrui, s’occupe de nos affaires privées, s’immisce dans les transactions que nous concluons avec les autres. Il limite l’expression publique de nos pensées, contrecarre la diffusion de nos idées. Il nous force à faire ce que nous n’accomplirions pas s’il ne nous y contraignait. Il nous interdit d’accomplir ce que nous ferions s’il ne nous obligeait pas à faire le contraire. Il n’est pas compréhensif. Il n’est pas bon. Il nous enserre dans un réseau de lois, destinées prétendument à nous protéger mais qui, en réalité, nous restreignent, nous amoindrissent, nous humilient, nous enchaînent.
L’Etat craint l’initiative personnelle. « Soumets-toi ou crève ». Il ne nous laisse pas d’autre alternative. A l’égard de ceux qui manifestent une opinion indépendante trop accusée, il use de contrainte. Pour amener. Pour amener à résipiscence le malheureux empêtré dans les filets du conformisme gouvernemental, l’Etat dispose d’un appareil de force et de coercition énorme. L’Etat est un monstre, a énoncé un homme célèbre. Les fondations de son piédestal reposent sur les supplices, sur les tortures, les assassinats individuels ou en série, les infamies de toute espèce, les exploiteurs de toute sorte. On ne peut pas compter sur les promesses de l’Etat. Il ment. Il ruse. Il triche. Il se renie. Il se parjure. Il revient sur les engagements qu’il a pris. Il perpètre des délits, des crimes qui, commis par des particuliers, les enverraient aux ergastules ou à l’échafaud.
Et, qu’on le note bien, on peut, individuellement, avoir horreur au manquement, à la promesse librement accordée, – se comporter avec dignité dans tous les actes de sa vie personnelle – s’abstenir de tout geste impliquant empiètement sur autrui, ses caractéristiques, son rayon d’activité. On peut se réaliser ami loyal, camarade sûr, esprit tolérant, bannir toute violence dans la solution des conflits qui peuvent surgir entre vous et les autres, etc. L’Etat n’en tiendra aucun compte. Loin de là. Vous lui inspirerez de la méfiance. Vous lui serez suspect. Il ne vous demande pas d’être pur, franc, honnête, consciencieux, bienveillant, vertueux même. Ce qu’il exige de vous et de moi, c’est que nous soyons des rouages qui ne grincent pas quand se met en route la machine dont il intronise le moteur. Voilà pourquoi en tant qu’individualiste an-archiste, je ne saurais m’intéresser aux éveils ou réveils de nationalismes dont l’éclosion implique la création d’Etats nouveaux, de frontières nouvelles. Comme si nous ne savions ce qu’ils contiennent en leurs flancs.
La puissance conquérante, protectrice, mandataire est éliminée. Et les bannières de claquer au vent, les feux d’artifice de colorer les rues ! La libération s’accompagne de la création d’un Etat qui ne cède en rien à celui qu’il remplace : même dirigisme, même police tracassière, même comportement oppressif à l’égard des minorités qui regimbent ou des individualités qui réagissent. Rien n’a changé. Si !: un Etat de plus a été créé. Et plus est moindre en étendue le territoire où opère un Etat, plus il y a de difficultés à échapper à son contrôle, à employer la ruse pour lutter contre son emprise. L’individualiste an-archiste n’a rien à gagner à la création d’Etats nouveaux, de frontières nouvelles […]
E. Armand (1946)