Le complotisme d’extrême-droite

Le problème avec les théories du complot, c’est qu’elles sont difficilement réfutables, voire ne peuvent pas être réfutées, car toutes renversent la charge de la preuve. Il est donc difficile de prouver qu’une théorie est fausse lorsque ses défenseurs ne présentent pas de preuves fiables pour la confirmer. En effet, ils tentent d’expliquer plus que ne le permet la base factuelle à partir de laquelle ils partent, ce qui les amène à établir des conclusions très larges dépourvues de base fiable. La conséquence de ceci est que de simples hypothèses sont considérées comme valables et deviennent rapidement un système interprétatif de la réalité déconnecté de celle-ci.

Les théories du complot ont en commun l’idée qu’il existe une élite hyper puissante qui gère tout d’en haut, de telle sorte que la réalité n’obéit pas à son propre fonctionnement interne ou à un ordre intrinsèque à elle-même, mais plutôt au caprice de ces élites qui fonctionnent pratiquement sans que rien ne les limite. Il s’agit d’une vision très étroite et partielle qui considère le pouvoir exclusivement comme quelque chose qui se possède et qui est concentré entre les mains de très peu de personnes. C’est exagéré au point de présenter les élites comme quasi-toutes-puissantes, malgré les innombrables limitations matérielles, humaines et organisationnelles auxquelles elles doivent faire face. Cette vision déformée de la réalité, qui reflète simplement le manque de connaissances du fonctionnement interne des processus qui, dans différents domaines, constituent la réalité elle-même, est une tentative ratée et désespérée d’essayer d’expliquer et de comprendre le monde de manière globale, et surtout des phénomènes précis et incompréhensibles pour les conspirationnistes.  Au lieu d’aborder la réalité selon ses propres termes, nous recourons à de larges généralisations déconnectées des faits. C’est toujours plus facile car cela ne nécessite pas de réflexion ou d’enquête.

L’extrême-droite encourt tout ce qui est décrit ci-dessus en assumant les théories du complot pour expliquer la réalité. Ces théories ne se limitent pas à être un instrument de propagande pour élargir la base sociale de ce courant politique, mais contribuent plutôt à définir l’agenda politique de ces politiciens post-fascistes. Ces théories ne visent pas à expliquer la réalité telle qu’elle est, mais plutôt à en établir une interprétation qui l’adapte à des objectifs politiques prédéterminés afin de les justifier. Dans le cas du post-fascisme, il existe plusieurs théories du complot qui articulent son discours, mais l’une d’elles joue un rôle central. Il s’agit de la théorie de la substitution ethnique, plus connue sous le nom de théorie du grand remplacement.

Ainsi, en ce qui concerne la théorie de la substitution, l’extrême-droite a emprunté la théorie du grand remplacement développée au Français Renaud Camus qui l’a exposée en 2010 et 2011 dans deux ouvrages différents :  L’Abécédaire de l’innocence  et  Le Grand Remplacement (introduction au remplacement global) . Certains compagnons disent que Renaud Camus (à ne surtout pas confondre avec Albert Camus) a puisé sa théorie dans les écrits de l’ancien hitléro-trotskyste René Binet, devenu après-guerre « théoricien » du racisme. La théorie affirme que, avec la complicité ou la coopération des élites, les populations ethniques blanches françaises et européennes sont remplacées démographiquement et culturellement par des peuples non blancs, en particulier issus des pays à majorité musulmane d’Afrique et du Moyen-Orient, par le biais d’une immigration massive alors que la croissance démographique de la population européenne est à la baisse, de même pour le  taux de natalité des Européens blancs. Camus et d’autres théoriciens du complot attribuent les récents changements démographiques en Europe à des politiques intentionnelles poussées par les élites mondiales et libérales, tant du gouvernement français que de l’UE et des Nations Unies, qui sont décrites comme les promoteurs d’un « génocide par substitution ».

Ce qui pourrait au premier abord ressembler à une excentricité d’un intellectuel français a au contraire connu un parcours politique notable. Camus lui-même a fondé le « Parti de l’Innocence » en 2002, bien que celui-ci n’ait été présenté publiquement qu’à l’occasion des élections présidentielles de 2012. Le parti soutient l’expulsion de tous les immigrés et de leurs familles vers leurs pays d’origine respectifs (concept de remigration) et l’arrêt total de l’immigration. N’ayant pas obtenu suffisamment de soutien pour se présenter aux élections présidentielles, Camus a fini par soutenir la candidature de Marine Le Pen. La cheffe du Front national, aujourd’hui Rassemblement national, a endossé cette théorie du complot en l’incorporant dans son discours politique de 2011. Par la suite, le candidat à la présidence de la France en 2022, Éric Zemmour, a également assumé cette théorie, Marine Le Pen essayant de modifier son image pour se notabiliser et avoir des chances d’accéder au pouvoir.

Camus a développé sa rhétorique complotiste avec un discours qui ne permet aucune concession sur sa position politique en matière d’immigration. Cela l’a amené à décrire l’immigration des non-européens vivant en Europe comme une occupation et une colonisation, de telle sorte que sa fin ne pourrait survenir qu’avec le retour des occupants et des colonisateurs dans leurs pays d’origine.  L’influence de son discours a dépassé le parti de Le Pen dans la mesure où différents groupes néofascistes et d’extrême droite ont volontiers adopté sa théorie, comme c’est le cas de Giorgia Meloni en Italie. Viktor Orbán a également été proche de cette théorie. En Espagne, le néo-nazi Pedro Varela, ancien dirigeant de CEDADE et propriétaire de la librairie fermée Europa, a également assumé cette même théorie.  Aux États-Unis, cette théorie jouit également d’une grande popularité parmi les principaux secteurs qui soutiennent Donald Trump, comme dans le cas du militant politique conservateur Charles J. Kirk. De même, différents individus ont commis des actes de terrorisme inspirés par cette théorie, comme cela s’est produit avec l’Australien Brenton Harrison Tarrant, qui a intitulé son manifeste  « Le Grand Remplacement »  et a assassiné 51 personnes et en a blessé 49 autres lors de l’assaut de la mosquée de Christchurch en Nouvelle-Zélande en mars 2019. Alors que Patrick Cursius, responsable de la fusillade dans un supermarché d’El Paso en août 2019, au cours de laquelle il a tiré faisant 23 morts et 22 blessés, il a publié sur Internet un manifeste intitulé  « La vérité qui dérange »  dans lequel, en plus de montrer son soutien à Tarrant, il faisait allusion à la théorie du grand remplacement de Camus en relation avec la présence de la population hispanique au Texas.

En raison de ces similitudes, la théorie du remplacement est liée à la théorie du complot du génocide blanc. Ce dernier affirme qu’il existe un complot visant à promouvoir le métissage, le mariage interracial, l’immigration massive de population non blanche, l’intégration raciale, les faibles niveaux de fécondité parmi la population blanche, l’avortement, la pornographie, les identités de genre LGBT+, la confiscation gouvernementale des droits blancs, la violence organisée et l’éliminationnisme dans les pays fondés par les Blancs afin de provoquer l’extinction des Blancs par l’assimilation forcée, l’immigration massive et/ou le génocide.

La conspiration du génocide blanc, comme on peut le voir, a été assumée par les fascistes espagnols en même temps que la théorie du grand remplacement de Camus. Les origines de cette théorie remontent aux travaux de l’eugéniste américain Madison Grant et à son livre intitulé  The Passing of the Great Race  publié en 1916. Dans cet ouvrage, Grant affirme que les États-Unis ont toujours été un pays nordique, formé par des immigrants du nord de l’Europe, et que l’immigration que les États-Unis recevaient depuis des années était blanche . Au XIXe siècle, l’expansion de la population noire et le métissage fragilisent la structure sociopolitique du pays ainsi que toutes les tensions nordiques qui ont façonné la démographie américaine. Ce processus signifiait une baisse du taux de natalité et la corruption de la société, qui conduiraient à l’extinction des États-Unis. Ces idées, ainsi que sa défense de la supériorité des peuples nordiques sur les autres races, lui ont valu les éloges d’Adolf Hitler. Les nazis ont ensuite utilisé les idées de Grant pour diffuser leur théorie du complot sur la destruction des villes blanches par les Juifs.

La théorie du grand remplacement de Camus reflète des coïncidences importantes et décisives avec la théorie nazie du complot juif mondial. La référence commune au génocide des peuples autochtones blancs et à l’existence d’un plan global conçu par une élite conspiratrice qui opère dans l’ombre sont des éléments communs qui structurent les deux récits. La théorie de Camus diffère en ce sens qu’elle n’inclut pas de complot juif, de sorte que l’antisémitisme est éliminé de la théorie nazie originale et est remplacé par des élites mondialistes et le rejet de l’islam. L’extrême-droite se limite alors à retracer la théorie de Camus et à la développer dans son discours politique.

Le fond idéologique de toutes ces théories du complot est un nationalisme ethnique articulé autour d’une notion essentialiste des identités culturelles des grands groupes humains. Cet essentialisme se combine avec une vision statique et figée de la culture et de l’identité collective, alors que la réalité est précisément opposée, c’est-à-dire que l’identité et la culture sont toutes deux contingentes, elles changent avec les nouvelles générations, et ces changements incluent l’incorporation d’éléments de cultures d’autres sociétés. En effet, la culture et l’identité sont le résultat complexe de la fusion d’éléments culturels et identitaires d’origines différentes résultant d’interactions entre individus de sociétés et de cultures différentes. Il n’y a rien de pur, entendu dans le sens d’homogène, que ce soit dans les gènes, la culture, la langue, etc., d’une société donnée, mais sous ces réalités se cachent de multiples mélanges et transformations résultant de toutes ces expériences qui ont contribué à créer une société unique et différenciée des autres.

Camus lui-même clarifie les fondements philosophiques de cette perspective essentialiste et statique de la culture et de l’identité dans son œuvre  Du Sens. Dans cet essai, Camus s’appuie sur un dialogue de Platon avec Cratyle et Hermogène. Platon pose la question de savoir si le langage est organiquement lié à l’essence des choses qu’il décrit ou si, au contraire, il est le produit de coutumes et de conventions sociales. Le point de vue de Cratyle, que partage Camus, est que le langage est quelque chose de naturel et non une sorte de convention. Conséquence de ce positionnement intellectuel, Camus utilise cette base conceptuelle pour développer sa vision de la culture qui la présente comme le résultat de son lien physique avec la terre et les origines ethniques. Camus établit ainsi les fondements idéologiques qui lui permettent d’affirmer que ce n’est pas le fait de posséder un passeport français qui rend quelqu’un français lorsqu’on parle d’immigrés, que lui ou ses parents soient nés en France. Cette approche amène Camus à affirmer que le lien entre culture, lieu et ethnicité est la source de l’identité d’une société, de sorte que l’immigration constitue une menace pour ce lien naturel. Les immigrés africains et maghrébins ne deviendront donc jamais vraiment français et devront être expulsés.

L’extrême-droite partage l’arrière-plan de la conception romantique, nostalgique, figée, fossilisée et statique que Camus a de la culture et de l’identité. Une vision essentialiste dans laquelle la culture, la morale, les valeurs, etc., sont intrinsèquement liées, de manière organique, à une ethnicité et à un héritage génétique qui, à leur tour, entretiennent un lien intime avec l’environnement géographique dans lequel ils ont été formés et développés. Cela amène l’extrême-droite à affirmer que l’évolution d’une langue se produit en conjonction avec un lieu et son paysage, mais aussi avec une histoire, une vision du monde et une structure physique, biologique et génétique de ceux qui la parlent. Selon ce raisonnement, cette unité doit être maintenue car il existe un risque que l’altération d’une des parties perturbe complètement l’ensemble et finisse par disparaître. C’est pour cette raison que les l’extrême-droite considère l’immigration comme une menace existentielle pour les peuples blancs européens, un phénomène qui, selon leur théorie du complot, fait partie d’une stratégie génocidaire visant leur extermination complète.

Leur perspective sur la culture et l’identité et leurs bases biologiques correspondantes est liée à d’autres courants idéologiques du radicalisme de droite. C’est ce qui arrive avec la vision de la Nouvelle Droite française, un spectre culturel et politique qui s’est développé en France dans les années 1970 et 1980 sous la houlette de différents intellectuels comme Alain de Benoist ou Guillaume Faye. De la Nouvelle Droite, on considère également que la culture a un fondement biologique qui fait de l’une et de l’autre une réalité indissociable. La culture est donc une réalité liée à la nature. L’altération de la base ethnique sur laquelle repose la culture entraîne l’altération de cette dernière. Cette approche a servi de base argumentative à l’extrême droite pour justifier la critique de l’immigration d’un point de vue nationaliste et identitaire. Cela impliquait également une politique d’apartheid entre les cultures et les groupes ethniques, de sorte que chaque société doit se développer dans un espace différent et spécifique, séparé de toutes les autres, car les cultures ne peuvent pas s’échanger de manière fructueuse. Dans une large mesure, la Nouvelle Droite a contribué à reformuler différents éléments idéologiques du national-socialisme grâce à une approche intellectuellement sophistiquée qui combine différents courants philosophiques, anthropologiques et sociologiques contemporains dans l’explication des phénomènes culturels et identitaires.

Le nationalisme blanc de l’extrême-droite, ainsi que les prémisses philosophiques sur lesquelles il se fonde, coïncident non seulement avec ceux de Camus et de la Nouvelle Droite française, mais aussi avec les postulats nazis qui, à leur tour, trouvent leur principale source intellectuelle dans le « Le romantisme allemand du XIXe siècle » sur lequel ils fondèrent leur vision Organiciste de la culture et de l’identité. Les apports de Walther Darré sont très éclairants à cet égard, puisque l’identification d’un groupe ethnique à un certain espace géographique est centrale dans le discours national-socialiste comme dans celui de l’extrême-droite. Dans le cas de cette dernière, c’est l’Europe, en tant que continent, espace vital des Européens, qu’il faut préserver pour que survivent la culture des Européens blancs et leur patrimoine génétique, ce qui nécessite l’expulsion massive d’immigrés dans d’autres régions de la planète parce qu’ils constituent une menace existentielle.

À un autre endroit non moins important se trouve la théorie du complot sur l’Islam. Selon cette théorie, les élites de l’UE et des États membres entendent islamiser le continent européen parce que cette religion bénéficie d’un large soutien de la part des institutions, c’est pourquoi ils la considèrent comme faisant partie de la stratégie visant à détruire les Européens et à établir une nouvelle population plus soumise. L’Islam est une religion qui, de ce point de vue, favorise les objectifs politiques et économiques des élites européennes.

Même si l’extrême-droite fait une distinction entre les musulmans radicaux, qui cherchent à imposer leur religion à tous, et les musulmans modérés, qui constituent la grande majorité, cela ne les empêche pas d’attribuer une influence inhabituelle aux versions fondamentalistes de cette confession et de diriger leurs attaques contre cette religion de manière générale. D’ailleurs concernant les attentats menés sur le sol européen, l’extrême-droite précise que tous les musulmans ne sont pas des terroristes mais que tous les terroristes sont bien musulmans. C’est cette perspective qui les amène à considérer que les puissances de facto entendent islamiser l’Europe,  alors que la vérité est que l’Islam fait partie intégrante de la réalité européenne depuis des siècles, comme le démontrent les populations d’Albanie, du Kosovo et de Bosnie-Herzégovine, sans oublier les millions de descendants de Turcs qui peuplent le continent et qui appartiennent encore à cette confession religieuse. Rien de tout cela n’est surprenant dans la mesure où le mouvement d’extrême-droite français mais aussi espagnol ou italien s’aligne idéologiquement sur le christianisme comme source d’inspiration. La plus en pointe sur le sujet en France s’appelle Marion Maréchal, nièce de Marine Le Pen et petite fille de Jean-Marie Le Pen.

L’interprétation que font les néofascistes du rôle de l’Islam dans les sociétés européennes est complètement biaisée et tient à leur méconnaissance des relations qu’entretiennent les autorités politiques avec les dirigeants de cette religion en Europe. Ainsi, suite aux transformations de la société provoquées par les flux migratoires vers l’Europe, les élites européennes ont tenté d’instrumentaliser l’islam pour l’intégrer dans le modèle de société multiculturel qu’elles prônent. En France, on a proposé la création d’une sorte d’Islam républicain, dont la loyauté serait l’État français. Cela n’a pas fonctionné. Dans d’autres pays, la même chose s’est produite, les associations religieuses se sont institutionnalisées, elles ont commencé à recevoir des fonds de l’État, à avoir les dirigeants de l’État comme présidents d’honneur et à être contrôlées par les services secrets, comme c’est le cas dans le cas espagnol. En ce sens, l’Islam a joué le rôle d’un instrument permettant de contrôler la population immigrée des pays musulmans, de prévenir leur radicalisation et de faciliter la coexistence dans des sociétés laïques. Tout cela s’inscrit dans une stratégie d’institutionnalisation et de contrôle des membres de cette confession avec la promotion d’une version de l’Islam favorable aux intérêts de l’État.

Les néofascistes développent leur théorie du complot sur l’islam à partir des travaux de Bat Ye’or, pseudonyme de Gisèle Littman, qui a inventé le concept d’« Eurabie » dans son ouvrage  Eurabie : L’axe euro-arabe  publié en 2005. Littman participe au dialogue initié entre les Communautés européennes et le monde arabe dans les années 1970 pour développer une interprétation conspiratrice selon laquelle, à la suite de ce dialogue, l’Europe a été aligné sur les intérêts des pays arabes. Cet alignement a conduit les élites européennes à livrer le continent à l’Islam, qu’elles définissent comme une conspiration entre les élites européennes et arabes. Ce processus d’islamisation s’est matérialisé dans l’accueil d’immigrants musulmans qui, à leur tour, se sont reproduits avec des taux de natalité élevés, devenant ainsi une menace démographique qui permettra à l’Islam de s’emparer de l’Europe et de la transformer en Eurabie, c’est-à-dire une colonie de l’Islam.

L’interprétation de Littman s’appuie sur une vision de la politique internationale alignée sur les intérêts d’Israël, ce qui l’amène à affirmer que la cause de l’alliance entre l’Europe et le monde arabe tient à son hostilité envers Israël et à son anti-américanisme en cherchant à devenir un pays arabe, pôle de puissance international en concurrence avec les États-Unis. Certes, à cette cause s’ajoutent d’autres causes qui, par essence, sont un mélange d’intérêt et d’opportunisme de la part des dirigeants européens, comme par exemple l’accès à des marchés lucratifs des Arabes, ou la tentative d’apaiser les forces terroristes. En fin de compte, la raison de l’existence d’Eurabie est la destruction d’Israël et des États-Unis. Il s’agit d’une théorie bizarre pleine d’incohérences qui ont déjà été largement soulignées. L’une de ses incohérences les plus flagrantes est qu’il ignore les relations des États-Unis avec les pays arabes et le soutien qu’ils ont apporté aux forces islamistes au cours des dernières décennies pour nuire à leurs ennemis. Idem pour Israël qui a également engagé son soutien au Hamas à ses débuts pour contrecarrer l’influence du Fatah, l’autorité palestinienne.

Une Europe décadente, avec de faibles taux de fécondité et qui a abandonné ses racines culturelles, offre, selon les partisans de la théorie Eurabie, des conditions favorables à son islamisation qui transformera les Européens non musulmans en une petite minorité opprimée par la loi islamique. Ainsi, les institutions des pays européens et la communauté ont initié l’islamisation du continent à travers le système éducatif, les médias et le pouvoir politique pour changer la vision que les Européens ont de l’Islam et favoriser son acceptation. La haine envers les valeurs, les origines et l’histoire des Européens a ainsi été introduite, ce qui s’accompagne de la résurgence de l’antisémitisme et de l’antiaméricanisme qui participent du suicide culturel de l’Europe. Dans ce récit complotiste, islamistes et djihadistes auraient trouvé auprès des organisations et des dirigeants de gauche les alliés nécessaires pour faire avancer leurs projets d’islamisation de l’Europe.

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’impact de cette théorie du complot s’étend sur un large spectre idéologique. Cela se reflète dans l’adoption de cette théorie par différents dirigeants politiques comme Geert Wilders aux Pays-Bas, qui estime que l’immigration musulmane vers l’Europe est motivée par un accord entre l’UE et les pays islamiques, ce qui l’a amené à faire référence à l’Eurabie en différentes occasions. De même, cette théorie du complot a acquis une certaine pertinence dans le discours politique de l’extrême droite française, comme c’est le cas d’Éric Zemmour, qui a publié en 2014  « Le Suicide Français »  dans lequel il prédisait l’islamisation de la France. Tandis que différents intellectuels, pour la plupart conservateurs, mais aussi libéraux, ont adhéré d’une manière ou d’une autre à cette théorie. Cependant, cette théorie a gagné en importance à l’échelle mondiale grâce aux attentats perpétrés en Norvège en 2011, lorsqu’Anders Behring Breivik a assassiné 77 personnes à Oslo et à Utøya. Ces attaques ont coïncidé avec la publication de son manifeste intitulé  2083 : Une déclaration d’indépendance européenne  dans lequel l’auteur exprime son adhésion à cette théorie en affirmant que l’UE projette un changement culturel qui transformera le continent en Eurabie, en plus d’insister sur le fait que les élites européennes conspirent avec les musulmans pour transformer l’Europe en une société islamique.

Les néofascistes européens ont adhéré à ce courant conspirateur apparu en Europe et largement diffusé dans les médias intellectuels, journalistiques et politiques. En ce sens, les fascistes ne sont pas du tout originaux et présentent leur confrontation avec le monde musulman dans des termes très similaires, c’est-à-dire comme un conflit identitaire de nature existentielle qui menace la culture, les valeurs et le type de société qui prévaut en Europe. Même si les fascistes eux-mêmes n’hésitent pas à souligner dans leurs analyses la faiblesse de l’islamisme, surtout après l’expérience ratée de l’État islamique, ils persistent à présenter ce courant politico-religieux comme une menace imminente liée à l’immigration et à la destruction des Européens blancs.

Le problème crucial dans tout cela est l’absence de preuves prouvant la conspiration eurabienne. À cet égard, les fascistes sont un peu plus cohérents que les créateurs et les diffuseurs de cette théorie dans la mesure où ils exigent « que le pacte secret entre le gouvernement de Bruxelles, le clergé islamique basé en Europe et les monarchies soit publié ». Sans aucun doute, la publication dudit plan, s’il existait, constituerait une preuve fiable qui démontrerait sa théorie mais, entre-temps, rien ne peut être considéré comme valide, surtout compte tenu des contradictions manifestes que cette théorie présente avec la réalité. L’un d’eux, peut-être le plus important, concerne les dégâts considérables que le fondamentalisme et le radicalisme islamique ont causés aux populations européennes avec la perpétration d’innombrables attentats. Les néofascistes, comme d’autres théoriciens du complot, tentent de combler ces dissonances cognitives avec des théories du complot auxiliaires, créées ad hoc, pour soutenir leur théorie principale sans présenter de preuves irréfutables de tout ce qu’ils prétendent.

Enfin, il est nécessaire de faire référence au traitement que les néofascistes réservent aux théories du complot dans leur discours politique. À cet égard, il est très significatif de noter que depuis plusieurs années ils ont développé une intense campagne contre différentes théories du complot avec la publication de vidéos, d’articles, de livres, etc. Dans ces contenus, ils ont cherché à délégitimer et à discréditer, parfois de manière très grossière et peu ou pas réfléchie, d’autres conspirateurs. Cependant, leur critique du complotisme n’est pas légitime, et encore moins honnête, puisqu’elle a été utilisée pour se présenter comme anti-conspirationnistes dans le but de diffuser leurs propres théories du complot. En pratique, ils se sont limités à critiquer, dénoncer et remettre en question les théories et courants conspirationnistes rivaux, prenant leurs distances avec certains cercles conspirationnistes et essayant de projeter une image de sérieux et de solvabilité intellectuelle qui leur manque. Cette hypocrisie éhontée a profité du grand rejet que le complot suscite dans de larges couches de la population pour gagner la confiance du peuple et, ainsi, introduire clandestinement par la porte dérobée ses propres théories du complot pour justifier son agenda politique. Après tout, comme on vient de le constater, tout son discours politique est imprégné de complotisme.

Ni dieu, ni maître, ni tribun, ni prophète