La tolérance et ses limites
L’église
Où s’exprime-t-elle, cette prétendue tolérance religieuse ? Dans le dogmatisme de Rome, dans le puritanisme calviniste ou bien encore dans l’intégrisme de l’Islam ?
Pourtant, les croyants de toute obédience nous présentent la tolérance comme une vertu religieuse. Où vont-ils donc chercher ça ? Pas dans la Bible en tout cas. Le mot « tolérance » n’y figure pas une seule fois, pas plus dans le Nouveau que dans l’Ancien Testament. Cependant non seulement ils se proclament les dépositaires de l’esprit de tolérance mais ils l’exigent de ceux qui ne partagent pas leurs convictions. La tolérance leur est due. De droit divin ?
La tolérance est faite de doute et de compréhension. L’homme réellement tolérant ne prétend pas posséder la Vérité absolue. Il la cherche…par le recours de sa raison et de sa sensibilité.
Toute différente est l’attitude du croyant. Il ne recherche pas la vérité : il la détient. La certitude, chez lui, s’est substituée au doute ; la foi à la raison. Or de la foi au fanatisme et du fanatisme à l’in tolérance il y a filiation directe.
Un exemple caractéristique de cette propension du croyant à l’intolérance se manifeste dans cette boutade méprisante du chrétien Claudel : « La tolérance, il y a des maisons pour ça. »
En privilégiant la notion de sacré et la morale du tabou, les religions ont, ipso facto, consacré l’intolérance. Et l’on peut constater que l’Eglise, tout au long de son histoire, n’a jamais prêché la tolérance que dans les circonstances où ses intérêts étaient menacés et son pouvoir affaibli. Dès qu’elle se retrouve en position de force, elle redevient plus autoritaire et intolérante que jamais.
LEtat
La législation des Etats modernes plonge ses racines dans les codes religieux. La Bible, le Coran, le Talmud ont inspiré le droit contemporain. Comment donc des religions dont l’indulgence n’est certes pas la vertu première auraient-elles pu inspirer des conventions sociales altruistes ? C’est bien l’intolérance ou, pour mieux dire, une forme de « tolérance répressive » qui, dans nos démocraties occidentales, a établi des interdits, des tabous, des censures, des punitions sous prétexte de défense de l’ordre public.
Dans la société contemporaine, on considère généralement que la démocratie représente la tolérance, par opposition à la dictature, qui est intolérance. Or le système démocratique établi dans la plupart des nations occidentales n’a d’autre utilité que de servir de faire-valoir à l’autorité étatique. C’est ce qu’a parfaitement observé Marcuse : « Quand la tolérance sert avant tout à protéger et à maintenir une société répressive, quand elle sert à neutraliser l’opposition, à immuniser les hommes contre des formes de vie différentes et meilleures, alors elle a été pervertie. »
Mille et exemples nous le démontrent : l’exercice d’un pouvoir autoritaire est absolument incompatible avec l’esprit de tolérance.
L’individu
Comment réagira l’individu dans une société où il se trouve quotidiennement confronté aux agressions du système et de l’environnement. Doit-il se résoudre à ce « suicide quotidien » comme dit Balzac qu’est la résignation ?
La notion de tolérance comporte deux acceptions. Est tolérable : a) ce qu’on peut accepter, excuser, considérer avec indulgence ; b) ce qu’on peut supporter, admettre avec plus ou moins de patience et pour une durée plus ou moins longue. La première acception implique le consentement ; la seconde exprime la résignation. Dans le premier cas, la tolérance est volontaire ; dans l’autre, elle est forcée.
S’affranchir d’une contrainte morale ou physique est beaucoup plus difficile pour l’individu que pour la collectivité. Cette dernière, par sa force intrinsèque, a beaucoup mieux les moyens de se défendre. Lorsque l’homme seul doit se soumettre à un pouvoir, il ne lui reste plus que l’aspiration à une aléatoire révolte. La tolérance envers l’autorité coercitive qui l’asservit revêtirait, en l’occurrence, un caractère de lâcheté, une abdication. En cela, nous ne pouvons pas adhérer aux vues de Claude Tillier : « Il est toujours agréable et quelquefois utile de rendre loyalement le mal qu’on nous a fait : c’est une leçon qu’on donne au méchant. Il est bon qu’il sache que c’est à ses risques et périls qu’il se livre à ses instincts malfaisants. Laisser aller la vipère qui vous a mordu quand on peut l’écraser et pardonner au méchant, c’est la même chose ; la générosité en cette occasion est non seulement une niaiserie, c’est encore un tort envers la société. »
La tolérance ne consiste nullement à respecter toutes les opinions, les superstitions, les actes et les comportements de tout un chacun. « Je ne partage pas votre croyance, mais je la respecte » entend-on dire fréquemment. Eh bien non !…pas d’accord. Je ne veux respecter les opinions d’autrui que pour autant qu’elles soient respectables, et sans préjudice de l’estime que, d’autre part, je puis témoigner à la personne qui les exprime. La tolérance consiste à admettre la pluralité des opinions et à leur permettre de s’exprimer. Mais elle ne va pas jusqu’à laisser certaines d’entre elles se propager sans être combattues. Lorsque des idées ou des actes portent préjudice à autrui et à la société, il est bien évidemment du devoir de chacun d’entre nous de les empêcher de nuire.
La vérité est que la tolérance se rend souvent implicitement complice de ce qu’elle laisse faire. Raison de plus pour ne pas se mettre en toute circonstance au service de l’indéfendable. La tolérance ne saurait constituer une sorte de pacte de non-agression avec une forme quelconque de tyrannie ou d’endoctrinement. Il n’est pas possible, sous prétexte de tolérance, de tolérer l’intolérable.
Or l’anarchisme n’est-il pas né d’une révolte contre l’intolérable ?
André Panchaud (le libertaire de juillet/Août 1992)