Jules Durand: librairie Cultura à Montivilliers

Librairie Cultura

Un quasi-consensus historiographique stipule à l’instar de Jean Maitron que le syndicalisme révolutionnaire, « rejeton de la souche anarchiste » mène à partir de 1906 « une existence indépendante de l’anarchisme », mais Anthony Lorry nous indique que dans les recherches anglo-saxonnes, plusieurs études insistent sur la forte coloration anarchiste du syndicalisme français avant 1914. Barbara Mitchell allant même jusqu’à le qualifier « d’anarchisme pratique » tandis que Wayne Thorpe l’identifie à « une forme spécifique d’anarchisme ». (P. 51- Actes du colloque de Nérac pour les cent ans de la Charte d’Amiens).

Si les militants et historiens connaissent bien le propagandiste anarchiste Joseph Tortelier concernant la grève générale, peu citent Emile Digeon comme précurseur du syndicalisme révolutionnaire. L’ancien communard déclare en 1884, soit une dizaine d’années avant Pelloutier :

« Malgré la suppression de tous les gouvernements que nous préconisons, nous entendons vivre quand même sous une direction quelconque. Mais au lieu d’avoir soit  à la chambre, soit au Sénat 800 individus qui ne connaissent pas le premier mot de la question sociale, nous serions représentés par des délégués corporatifs qui se fédéreraient et qui, en somme, formeraient une société libertaire et humanitaire (…) »

(Archives de la préfecture de Police, carton Ba/73, rapport du 11 février 1884. Émilie Digeon, dont on sait l’influence précoce qu’il eut sur Pouget, personnifie bien le type du communard qui fait le lien entre l’Internationale et les mouvements postérieurs à la Commune. Mais avec Gustave Lefrançais, Hippolyte Ferré, ou encore Auguste Viard, ils restèrent minoritaires au sein du mouvement libertaire et moururent généralement au début des années 1890.) (cité P. 53- Actes du colloque de Nérac pour les cent ans de la Charte d’Amiens).

De nombreux anarchistes avant 1890 considèrent le syndicalisme, à ses débuts, comme du parlementarisme ouvrier, mais cette option ne fait pas consensus chez les libertaires (cf L’Idée ouvrière au Havre par exemple en 1887-1888 ou les syndicalistes libertaires au sein de la Bourse du Travail à Paris). Pouget dans son Père Peinard appelle les « camaros à rejoindre la Syndicale » en octobre 1894 et Pelloutier, théoricien de la grève générale, rattache l’action syndicale à la réalisation du communisme libertaire, se plaçant ainsi dans les pas de Bakounine préconisant l’association libre des producteurs libres : « Pelloutier songea dès lors à introduire cette conception dans les cerveaux ouvriers, de façon à modifier radicalement la base et le mode de constitution des groupes corporatifs. Comme secrétaire de la Fédération des Bourses du travail de France, il n’a pas été étranger à l’évolution vers le communisme libertaire que, consciemment ou non, font les ouvriers français (…). » (Anthony Lorry- P. 57- Actes du colloque de Nérac pour les cent ans de la Charte d’Amiens).

 

Quelques syndicalistes ne veulent voir dans la Charte d’Amiens que l’indépendance syndicale vis-à-vis de tous les partis politiques, mais se cantonner à ce seul aspect se révèle très réducteur, occultant de fait le côté alternatif de la Charte visant à ce que l’organisation syndicale devienne « le groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale ».

Nous proposons le texte complet de la motion Griffuelhes-Pouget au Congrès d’Amiens en 1906, dite – dès 1908 – « Charte » d’Amiens afin que le lecteur puisse vérifier nos dires:

Le Congrès confédéral d’Amiens confirme l’article 2 constitutif de la Confédération Générale du Travail, disant: « La Confédération Générale du Travail groupe, en dehors de toute école politique, tous les travailleurs conscients de la lutte à mener pour la disparition du salariat et du patronat. »

Le Congrès considère que cette déclaration est une reconnaissance de la lutte de classe qui oppose sur le terrain économique les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression, tant matérielles que morales, mise en œuvre par la classe capitaliste contre la classe ouvrière;

Le Congrès précise, par les points suivants, cette affirmation théorique:

Dans l’œuvre revendicatrice quotidienne, le syndicalisme poursuit la coordination des efforts ouvriers, l’accroissement du mieux-être des travailleurs par la réalisation d’améliorations immédiates, telles que la diminution des heures de travail, l’augmentation des salaires, etc. Mais cette besogne n’est qu’un côté de l’œuvre du syndicalisme; il prépare l’émancipation intégrale qui ne peut se réaliser que par l’expropriation capitaliste; il préconise comme moyen d’action la grève générale et il considère que le syndicat, aujourd’hui groupement de résistance, sera, dans l’avenir, le groupe de production et de répartition, base de la réorganisation sociale;

Le Congrès déclare que cette double besogne quotidienne et d’avenir découle de la situation des salariés qui pèse sur la classe ouvrière et qui fait à tous les travailleurs, quelles que soient leurs opinions ou leurs tendances politiques ou philosophiques, un devoir d’appartenir au groupement essentiel qu’est le syndicat.

Comme conséquence, en ce qui concerne les individus, le Congrès affirme l’entière liberté pour le syndiqué de participer en dehors u groupement corporatif à telles formes de lutte correspondant à sa conception philosophique ou politique, se bornant à lui demander, en réciprocité, de ne pas introduire dans le syndicat les opinions qu’il professe au dehors;

En ce qui concerne les organisations, le Congrès déclare qu’afin que le syndicalisme atteigne son maximum d’effet, l’action économique doit s’exercer directement contre le patronat, les organisations confédérées n’ayant pas, en tant que groupements syndicaux, à se préoccuper des partis et des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuive, en toute liberté, la transformation sociale. »

A compter de ce moment, plusieurs anarchistes vont percevoir le piège dans lequel ils s’enferment, donnant tout au syndicalisme alors que les socialistes, toutes tendances confondues vont continuer à faire leur propagande politique : « Il est temps que les anarchistes, après avoir tout donné au syndicalisme sans en retirer autre chose qu’une diminution de leur propagande, pensent enfin à organiser en France les forces propres de l’Anarchie et à créer une propagande anarchiste, un mouvement anarchiste. Le syndicalisme, obligé désormais de tenir compte d’une tendance homogène et combative, y gagnera d’être impulsé plus virilement. L’Anarchie y trouvera la possibilité de son complet développement. » (Edouard Sené, « La crise », le Réveil anarchiste ouvrier, n°1, 15 novembre 1912- A noter qu’une Fédération anarchiste de Seine et Seine-et-Oise est créée en 1908 puis la Fédération anarchiste révolutionnaire en 1909)

 

La dispersion des tendances apparaît comme le problème récurrent de l’anarchisme. Dès 1908, dans un article clairvoyant, Jean Grave évoque le problème de l’absorption des libertaires par le syndicalisme. Il stigmatise la « spécialisation », propension des anarchistes à abandonner leur identité libertaire en faveur d’une activité spécifique. Car ce qui fait, peut-être, l’originalité du mouvement anarchiste réside alors dans sa capacité à susciter l’émergence de formes de contestation qui dépassent le strict cadre économique. Les anarchistes sont ainsi les pionniers du néo malthusianisme, prêchent l’amour libre et l’indépendance de la femme. Ils jouent un rôle moteur dans l’émergence des Universités populaires; sont à l’origine, avant Hervé, de l’antimilitarisme moderne au sein de l’Association internationale antimilitariste. Leur action s’exerce également sur le terrain du logement initié précédemment par la Ligue des antiproprios du début des années 1890. Cette préoccupation se concrétise de manière plus sérieuse et durable avec la création, en 1909, du syndicat des locataires. Pour finir, il importe de noter l’influence culturelle, par nature peu quantifiable, des thématiques libertaires. En matière de fêtes familiales, de chansons, de théâtre, la sensibilité libertaire imprègne les institutions syndicales et coopératives naissantes. (P. 69- Actes du colloque de Nérac pour les cent ans de la Charte d’Amiens).

Si la C.G.T. ne fut jamais réellement le « Parti ouvrier anarchiste » dénoncé en 1911 par Louis Niel, on pourrait dire qu’elle constitua, au début du XXe siècle, l’organisation par procuration d’une composante majeure du mouvement libertaire. Mais, lorsque la maturation et l’autonomisation d’un courant syndicaliste révolutionnaire, d’ailleurs souvent animé par d’anciens anarchistes, engagèrent la CGT dans une politique plus pragmatique et éloignée du « romantisme révolutionnaire » dénoncé par Griffuelhes en 1909, de nombreux militants anarchistes éprouvèrent le besoin de s’investir dans la création d’une organisation spécifique. En opérant ainsi, il s’agissait à la fois de renforcer le mouvement, mais aussi de construire un outil permettant de coordonner l’action syndicale des libertaires. (P. 70- Actes du colloque de Nérac pour les cent ans de la Charte d’Amiens).

Sans doute, la Charte d’Amiens porte-t-elle l’empreinte du vocabulaire et des thèses à l’honneur au sommet de la CGT. Au reste, Griffuelhes, Pouget, Delesalle, Niel et, peut-être, Merrheim figurent parmi ses rédacteurs putatifs. On comprendrait mal qu’il en aille autrement, s’agissant d’un texte majoritaire… Ainsi en va-t-il de la « reconnaissance de la lutte de classe qui oppose (…) les travailleurs en révolte contre toutes les formes d’exploitation et d’oppression », du projet « d’émancipation intégrale » subordonné à « l’expropriation capitaliste », de la « grève générale » préconisée comme « moyen d’action », du rôle à venir du syndicat en tant que « groupement de production et de répartition ». Ces formules et définitions identifient à coup sûr l’option syndicaliste révolutionnaire dominante parmi les dirigeants confédéraux, fondement d’un pan-syndicalisme que le privilège accordé au «  terrain économique » et la prétention de satisfaire les attentes immédiates et plus générales des travailleurs, acteurs directs de leur émancipation, conduisent à récuser le combat strictement « politique » et les organisations qui s’y engagent.  (P. 19- Michel Pigenet- Actes du colloque de Nérac pour les cent ans de la Charte d’Amiens).