Individualisme associatif et « fédéralisable »

E. Armand (la plupart écrivent Emile Armand mais, comme l’a observé Hem Day, jamais l’intéressé n’a signé ainsi, et son prénom-pseudonyme est demeuré à l’état d’initiale) s’appelait en réalité Ernest Juin (26 mars 1872- 19 février 1962). Après des débuts tâtonnants à l’armée du Salut, puis à la rédaction du journal l’Anarchie, il devint et resta toute sa vie le doctrinaire numéro 1 de l’individualisme anarchiste, qu’illustrèrent à d’autres titres, en France, Han Ryner et Charles-Auguste Bontemps. Ses deux principales publications – l’en dehors, entre les deux guerres, et l’unique, après le second conflit mondial – en furent le très vivant élément de discussion et de propagande, prolongé, les dernières années, par des pages spéciales dans le revue Défense de l’homme de Louis Dorlet. Outre des brochures et des recueils de poèmes, E. Armand a laissé un ouvrage solide, partiellement dans l’axe de pensée stirnérien, Initiation à l’individualisme anarchiste, réédité en italien en 1956. De plus, des témoignages sur sa personne et sur sa vie, de larges extraits de ses écrits et une bibliographie tout à fait remarquable ont été réunis dans un livre intitulé E. Armand, sa vie, sa pensée, son œuvre, publié en 1964 à la Ruche ouvrière par les soins de ses amis et de ses disciples, sur l’initiative de René Guillot.

E. Armand ne prétendait pas s’exprimer au nom de tous les individualistes, encore moins de l’humanité entière. Pas plus qu’Alceste, il n’était l’ami du genre humain. Quand Lecoin fonda Défense de l’homme vers la fin de 1948, Armand demanda : « De quel homme s’agit-il ? » Il disait et écrivait toujours précautionneusement « les individualistes à ma façon ». Son individualisme était restrictivement affinitaire, mais indéfiniment associatif et fédéralisable, sous condition d’une tolérance mutuelle sans exclusive. Il rejetait l’autorité, qu’elle fut autocratique ou majoritaire. Il ne reconnaissait aucun droit sur lui à ce qui lui était extérieur, n’admettant de contrainte qu’après en avoir débattu et l’avoir librement acceptée, toute disposition demeurant révocable, moyennant préavis. Il était partisan des associations secrètes entre individus adultes et majeurs. « Ma maison, disait-il, n’est pas une maison de verre. »

Son action, étouffée et tue pendant sa vie et après sa mort, fut celle d’un pionnier et d’un précurseur. Intellectuellement, il défia au maximum les lois puritaines imposées par les tartuffes de la république, qui empêchaient de parler de l’amour coïtal, de la contraception, de la masturbation, de l’avortement. Il couvrit et suscita avec cinquante ans d’avance les transgressions que l’évolution des mœurs et la versatilité politique ont rendues licites et banales. Il se fit le défenseur de ce qu’il appelait les « fantaisies sexuelles ». Ses revues traitèrent objectivement de la pornographie, de l’homosexualité, comme des sujets normaux, ordinaires, ne devant donner lieu ni à perversité ni à répression. Les droits reconnus aujourd’hui en ce domaine alors tabou, et dont les bien-pensants de l’époque se targuent maintenant d’avoir été les promoteurs, furent affirmés souverainement par lui au temps de leur absolue prohibition. Il y montrait une circonspection calculée. Ainsi, il me refusa un sonnet intitulé « Sodome », daté du 19 septembre 1932, comme risquant de lui attirer des poursuites (ce sonnet parut deux ans plus tard sans me causer d’ennuis dans ma plaquette « Ceux qui vont mourir te saluent(…) ».

Il attaquait l’hypocrite pudibonderie de la morale judéo-chrétienne, réclamant, au milieu de l’incompréhension la plus complète, la libération sexuelle et la priorité de l’individu dans le choix de ses satisfactions et de ses partenaires sans distinction de sexe, d’âge, de race ou de couleur. Pourtant, ce pourfendeur de la morale régnante aurait pu, sans exagération, être qualifié de moraliste tant il professait une éthique exigeante ; tout ce qu’il considérait comme permis devait l’être à une condition expresse : que ce fût en excluant  « toute violence, dol ou vénalité ». Il y ajoutait des règles strictes : la réciprocité, le respect de la parole donnée, jamais de rupture unilatérale sans dénonciation préalable, refus total de « l’estampage de copains » et « du tant pis pour toi », combat contre la jalousie. Morale contractuelle : il s’estimait lié par ses choix et ses promesses tant que leur abandon menaçait d’être dommageable à autrui.

Armand ne s’intéressait pas à l’économie ; à tort ou à raison, il l’avait exclue des matières traitées dans ses publications. Sa doctrine était que, la société offrant à l’homme, comme la nature, un milieu où il est jeté d’office et d’autorité, « chacun résout sa propre question économique à sa façon et comme il l’entend ». Là encore, il réprouvait violence et dol. Tant que l’exploitation de l’homme par l’homme – violence qui n’ose pas dire son nom – est inéluctable, la conduite qu’il prônait consistait pour chacun non seulement à lutter contre elle, mais encore à s’efforcer d’en être aussi peu complice et aussi peu victime que possible. Cette position l’avait d’abord braqué contre les syndicats, où il discernait la pépinière d’un pouvoir et d’un autoritarisme nouveaux ; plus tard, ayant dû en partie sa propre liberté à des syndicalistes, il révisa cette opinion et admit que l’individualisme était compatible avec une adhésion et une activité syndicales que celui-ci pouvait d’ailleurs influencer favorablement.

Conséquent avec sa défense de l’individu, Armand prenait parti pour les objecteurs de conscience, les réfractaires, les insoumis ; pour les minorités opprimées, même quand leur grégarisme lui déplaisait ; pour les emprisonnés politiques, même adverses. Sa revue, l’unique (titre emprunté à Stirner) ayant publié un article sur les opposants au régime soviétique emprisonnés et déportés, il dut changer d’imprimerie parce que celle où elle était tirée avait le parti communiste comme principal client, et que ce dernier n’acceptait plus la…cohabitation !

S’il se situait hors du communisme libertaire, ce n’était pas qu’il en rejetât les perspectives sociales. Plus simplement, il pensait que notre psychisme humain – c’est-à-dire la nature – n’était pas apte à en épouser les aspirations, et moins encore à les réaliser. Il tenait la majorité des hommes pour illogiques, donc inadéquats à un mode rationnel et libre de société. Il estimait que, de très longtemps, et peut-être pour toujours, il était utopique de vouloir associer et fédérer librement des êtres dont la plupart avaient soif de commander ou besoin d’obéir. C’est pourquoi, il rassembla autour de lui des hommes et des femmes dont le communisme libertaire était l’idéal et l’individualisme anarchiste la position de repli. A ses yeux, les individualistes à sa façon constituaient à jamais une minorité – il n’a jamais dit : une élite – dans une espèce qui la considérait parfois comme une variété pathologique ou une excroissance maligne, qui la persécutait volontiers et au sein de laquelle elle devait lutter sans cesse et sans alliés afin de survivre à tout prix.

Il s’intéressa à toutes les tentatives de communautés libertaires ou non conformistes, et leurs échecs successifs le confirmaient dans sa conviction initiative de ce genre n’avait la moindre chance de subsister sans l’adoption d’une règle et d’une discipline rigoureuses ; il en voyait une autre preuve, lui athée et libre-penseur, dans la survivance obstinée des seuls ordres religieux, ou de sectes comme les quakers et les doukhobors, fondés sur (et maintenu par) une mystique de l’irrationalité.

Eloigné comme il l’était du communisme libertaire par un scepticisme irrémédiable, en dépit des efforts de synthèse des éléments conciliateurs, on s’attendait, en 1936, qu’il se désintéressât de ce qui se passait en Catalogne et en Aragon où, malgré l’économie de guerre imposée par le soulèvement militaire, les anarchistes mettaient sur pied avec succès des institutions inspirées des concepts bakouniniens. Tout au contraire, Armand se passionna pour cette expérience sans précédent et sans analogue ; sa revue apporta un soutien fidèle à la révolution espagnole. Et quelques années après, arrêté en pleine guerre, il devait partager pendant un certain temps le sort des vaincus et des exilés d’outre-Pyrénées dans cinq de ces camps infâmes qui ont déshonoré aussi bien la république de Daladier que l’Etat français de Pétain.

P-V. Berthier (le libertaire de juin 1987)