Indispensable compétence

Il n’est pas rare de trouver, dans certaines publications libertaires, des articles hostiles aux « spécialistes » et à leurs prétendues « compétences ». Il semblerait que, sous prétexte d’égalitarisme, chacun devrait pouvoir pratiquer des tâches jusqu’alors dévolues à des spécialistes, la polyaptitude remplaçant alors la spécialisation. Mais s’il est évident que bon nombre de spécialistes ne sont pas forcément des plus compétents dans le domaine où s’exerce leur activité, ce n’est pas une raison pour vilipender la notion même de compétence.

Ségrégation corporatiste

S’il est bien compréhensible qu’un anarchiste critique le corporatisme, refuse les hiérarchies et combatte l’autorité, encore convient-il de la faire judicieusement.

Le corporatisme, en ceci qu’il privilégie une activité au détriment des autres, générant ainsi une hiérarchie de professions, source inévitable de jalousie et de conflits, est détestable. Mais c’est tout de même au sein des corporations et des associations compagnonniques que s’est développé le goût du travail bien fait, qui seul peut donner au travailleur la conscience de son utilité sociale.

Si la hiérarchisation des tâches et des fonctions est une absurdité, c’en serait une autre de croire en une égalité parfaite des aptitudes. Dans toute activité humaine, il existe des différences entre les personnes remplissant une même fonction, certains étant plus habiles et compétents que d’autres. L’harmonie sociale ne se réalisera pas en coupant les têtes qui dépassent mais en permettant à chacun de trouver sa place dans le domaine où il se sent le plus capable.

Enfin, il s’agit de ne pas se méprendre sur l’hostilité que voue tout libertaire au principe d’autorité. L’anarchie n’est pas, comme l’affirment certains lexicologues ignorants ou mal intentionnés, une « idéologie qui rejette toute autorité ». Non…et Bakounine lui-même le confirme : «  S’ensuit-il que je repousse toute autorité ? Loin de moi cette pensée. Lorsqu’il s’agit de bottes, j’en réfère à l’autorité du cordonnier ; s’il s’agit d’une maison, d’un canal ou d’un chemin de fer, je consulte celle de l’architecte ou de l’ingénieur. Pour telle science spéciale, je m’adresse à tel ou tel savant. Mais je ne me laisse imposer ni le cordonnier, ni l’architecte, ni le savant. Je les écoute librement avec tout le respect que méritent leur intelligence, leur caractère, leur savoir, en réservant mon droit incontestable de critique et de contrôle. »

En fait, si Bakounine, sa vie durant, a combattu l’autorité (artificielle) résultant de la contrainte (économique, sociale, politique ou morale), il n’en reconnaît pas moins l’autorité (naturelle) de la compétence.

Il y a entre ces deux formes d’autorité une différence fondamentale. C’est que l’autorité de la force tend toujours à maintenir ou à augmenter l’écart séparant les maîtres des assujettis, les initiés des profanes. C’est exactement le contraire qui se produit avec l’autorité de l’expérience et de la compétence. Lorsqu’un ouvrier qualifié forme un apprenti, ou un professeur son élève, l’apprenti et l’élève admettent comme chose naturelle l’autorité de leurs formateurs, pour autant qu’elle soit évidente. En inculquant leur savoir à leurs élèves, les « maîtres » – c’est-à-dire ceux qui maîtrisent leur sujet – amènent progressivement ceux-ci à leur propre niveau. La différence initiale entre formateur et formés tend à s’amenuiser et ira même peut-être jusqu’à disparaître. Cette forme d’autorité s’avère donc bénéfique pour celui sur lequel elle s’exerce.

La compétence, facteur d’émancipation

L’exploitation patronale et l’asservissement du salarié qui en résulte ont conduit certains camarades à considérer tout travail comme une corvée et une aliénation. Et, dans le système social actuel, c’est hélas bien souvent le cas. De là à penser qu’en anarchie, sous prétexte de liberté et d’égalité, n’importe qui pourrait faire n’importe quoi n’importe comment, pourvu que ce soit fait « librement », il y avait un pas…trop vite franchi.

Il n’est guère difficile de démontrer à quel point les contempteurs de la compétence – considérée par eux comme un concept bourgeois – sont peu conséquents avec eux-mêmes. S’ils avaient à subir une intervention chirurgicale, feraient-ils appel au spécialiste ou à un rebouteux ? Et lorsqu’ils ont l’occasion de voyager par avion, peut-être se sentent-ils plus rassurés de savoir que le pilote n’est pas trop inexpérimenté. Du reste, combien d’entre eux n’ont-ils jamais eu à se plaindre de la mauvaise qualité des services de gens dont la prétendue débrouillardise aurait dû aisément compenser le manque de formation. C’est bien la preuve que l’on ne s’improvisent pas spécialiste sans formation. Et une formation adéquate doit impérativement être dispensée par des formateurs à la hauteur de leur tâche. Condamner la compétence sous prétexte qu’elle a été dévoyée par des incapables, c’est tout simplement se tromper de cible.

« Le travail, écrivait Jean Grave, n’est avilissant que parce qu’on en a fait un signe de servitude. » Et c’est par le travail –c’est-à-dire par l’exercice d’une activité librement choisie – que l’individu peut se réaliser. Et il ne peut se réaliser que par la pleine maitrise de ses aptitudes. L’incompétence n’a jamais été un facteur d’évolution et d’émancipation. Une société libertaire ne peut être crédible qu’à la condition que ce qu’elle propose et entreprend soit mieux et meilleur que ce qu’elle prétend remplacer. Et cela ne sera pas réalisable sans l’indispensable compétence.

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