Burgat : un anarchiste havrais dans la Résistance
Burgat: anarchiste pacifiste et franc-maçon au Havre
J’avais revu Choquet à Rouen. J’avais besoin de le revoir : je désirais de plus en plus lier partie avec la Résistance que je voyais s’organiser. Des hommes qui ne voulaient pas aller travailler en Allemagne disparaissaient un matin. Ils étaient allés se cacher chez des amis, ou dans des embryons de maquis. On apprenait aussi, quelquefois, que des personnes, connues pour leurs idées de gauche, avaient quitté le pays. Des tracts, des journaux, souvent simples feuilles tapées à la machine, commençaient à circuler. On sentait un bouillonnement psychologique. Des conversations s’arrêtaient parfois lors du passage d’un voisin : on se méfiait d’un peu tout le monde… Choquet était un gars sérieux et sûr. Il me demanda de l’aider davantage. Oui. Mais je lui rappelai nos conventions. Choquet ne les perdait point de vue :
– Parlons plutôt de notre point commun : nos sentiments antinazis. Nous, à la Résistance, on a décidé d’empoisonner les Frisés le plus possible. Et voilà où tu interviens, pacifiquement, mon vieux. J’aurais besoin de certains renseignements. Tu pourrais me les donner.
C’était ainsi, au début, la Résistance. On ne parlait pas ouvertement, sauf comme ça, parfois entre gars très sûrs les uns des autres. C’était d’ailleurs, très cloisonné. Cette Résistance me donnait non seulement l’occasion de réagir contre le nazisme, mais encore celle de m’affirmer, de ne pas être absolument en dehors… Cependant, je n’acceptai que sous la seconde condition que personne, absolument personne, ne soit au courant de mon activité. Je redoutais, en effet, des maladresses, des indiscrétions, des mouchardages, même dans les milieux groupant des hommes insuffisamment entraînés à l’action clandestine.
Alors, je reçus de Choquet des tracts à écouler en grand mystère. Je les distribuais :
Tiens, j’ai reçu ça ! Je ne sais pas de qui ! Ca n’a pas l’air mal … En tout cas, gardez pas ça chez vous, hein …
Tu pourrais pas, par exemple, me dit Choquet, me signaler les troupes qui passent, relever si tu peux leur qualité, leur arme ?
Ca, je pouvais. Il n’y avait que deux choses que j’avais refusées : prendre part à des coups de main, participer au passage de gens en Espagne. Je savais qu’ils ne regagnaient Londres que pour combattre.
Mais, renseigner, oui. Il y avait, par exemple, une batterie sur les hauteurs de Freneuse. Cette batterie , les Allemands la trimbalaient tantôt dans un coin, tantôt dans un autre. Choquet m’avait dit : « Tâche de savoir à peu près quand ils font les transports ». Je dis : « Bon. Je t’aurai ça ».
Je suis allé faire un bout d’aquarelle (je n’avais plus cessé de peindre) puis, avec trois croix, j’avais marqué l’emplacement. Je lui avais dit : « Attention ! C’est un rythme bien défini : le lundi, le mardi, elle est là ; le mercredi, le jeudi ou le vendredi, ils la poussent du côté du clocher, ou, alors, à tel endroit. »
Enfin c’était de la broutille et du tout venant. Il y avait plus sérieux parfois : à deux reprises. J’ai abrité, durant une nuit, des hommes qui se sont présentés avec le mot de passe, et qui m’ont expliqué qu’ils fuyaient les polices, l’allemande et la française. Je ne leur ai rien demandé d’autre. Je me suis bien gardé de chercher à les connaître. Je ne voulais pas, en cas d’accident, être en mesure de trahir. Qui ne sait rien…. Ils sont repartis, le lendemain, pour une destination inconnue.
Vers la même époque, j’ai revu Pascaud aussi, camarade très lié avec les milieux libertaires. Il avait sa roulotte de forain. Il m’y a invité. Une vraie roulotte, tractée par un cheval, mais permettant de vivre confortablement, avec buta, etc.
Tu te souviens, Pascaud, de la guitare, cette fameuse guitare monocorde, fabriquée à l’aide d’une boîte à cigares …
J’aurais savouré pleinement ces heures de chaude amitié ; mais la vie imposait avec son rappel brutal. Il y avait là, Burtain, encore tout ému : il venait de faire sauter la base sous-marine du Havre ; enfin, une grande partie. Elle était, en tout cas, inutilisable. Il se sauvait. Il était planqué ici avant de gagner le Midi. J’aurais préféré que Burtain ne parle pas, ni Pascaud. Mais je sais me taire, et je savais qu’ils se tairaient sur mon compte.
Enfin ! Nous avons parlé, bien sûr, de la Résistance. Pascaud a semblé surpris d’apprendre que j’y participais.
– Alors te voilà gaulliste ?
Eh ! là ! Je n’en suis pas encore arrivé à prendre comme chef de file un général ! Heureusement pour moi ! J’ai réagi contre les hitlériens parce qu’ils sont enragés et qu’ils veulent imposer un mode de vie me répugnant profondément, c’est tout.
J’avais ensuite précisé :
Tu vois, mon cher Pascaud, pour moi, un général égale un général. La formation de de Gaulle, son milieu, l’habitude qu’il a, forcément, de se faire obéir, font qu’il ne m’inspire pas plus confiance que Pétain. Tout cela me fait même craindre qu’il ne soit guère capable d’agir vraiment démocratiquement si, comme tout permet de le penser, la guerre terminée, il prend la tête du Gouvernement.
Je me souviens de façon très précise de nos dernières paroles sur les marches de la roulotte. Puis, dans la nuit, une bonne poignée de mains fraternelle.
Je m’en souviens, parce que je ne devais pas revoir Pascaud. Il est mort dans un fête foraine. C’est du Prévert, c’est du surréalisme, mais, c’est vrai : une de ses balançoires lui a heurté le crâne dans un instant d’inattention, alors que pour la plus grande joie de deux enfants il lançait la nacelle le plus haut possible.