La vie de notre camarade Gaston ne fut qu’une succession presque ininterrompue d’épreuves. De son « enfance en croix » jusqu’aux années d’emprisonnement, d’exil et de clandestinité, jamais il ne connaîtra de répit. Condamné et continuellement traqué pour insoumission et désertion, ce n’est qu’à 55 ans qu’il put connaître enfin une vie normale. Entré au syndicat des correcteurs, refuge privilégié des réfractaires à l’ordre établi, il prolongea son activité de père virgule presque jusqu’à la fin de sa vie, faute de ressources suffisantes.
L’exemple espagnol
C’est d’abord par le pacifisme qu’il affirme son refus de l’autorité et de la violence. Il a 19 ans lors du déclenchement de la Grande Guerre. Refusant de participer à la tuerie, il s’enfuit en Espagne. Et là, toujours fidèle à ses principes, il se désolidarisera d’un groupe d’insoumis et de déserteurs français se livrant à un trafic d’armes destinées à la guerre ; pour lui, la nécessité impérieuse de gagner sa vie ne justifiait pas une activité menaçant celle d’autrui.
Devenu l’un des militants les plus en vue de la CNT, il participa, en 1921, au IIIème congrès de l’Internationale syndicale rouge, à Moscou. Il eut l’occasion d’y rencontrer Victor Serge, Alfred Rosmer, Marcel Body et, sur la base de leurs renseignements et par ce qu’il observa lui-même, se fit une idée plus précise de la situation et de la nature réelle de la révolution bolchévique. Il contribua à la libération d’anarchistes russes emprisonnés et déportés, parmi lesquels Voline.
Contraint de fuir l’Espagne, en 1924, sous la dictature de Primo de Rivera, il gagna l’Argentine jusqu’à ce que le déclenchement de la guerre civile lui permette de revenir en Espagne.
C’est dans l’organisation de la révolution libertaire qu’il put donner la pleine mesure de ses idées et de son action militante. Le sérieux et le réalisme des compagnons espagnols lui laissèrent une impression profonde. Quarante ans plus tard, il évoquait cette expérience exaltante : « Nous sommes loin des bavards impénitents, des coupeurs de cheveux en quatre qui dominent dans la plupart des milieux « anars » français. Le niveau intellectuel moyen de nos camarades espagnols était inférieur à celui de nos camarades en France, mais pour la plupart, ils avaient une conception saine des idées, un dévouement, un esprit de sacrifice et une pratique syndicale et organisatrice sans quoi on n’aurait créé ni une collectivité agraire, ni un comité d’atelier, où l’on aurait fait le moindre pas en avant dans la syndicalisation de la production. »
Sa vision résolument collectiviste de l’anarchisme n’était toutefois pas exempte de parti pris. Elle le conduisait à nier toute valeur à la tendance individualiste libertaire, pour laquelle il nourrissait une véritable aversion. Au point même qu’il refusa de collaborer à « L’Encyclopédie anarchiste » de Sébastien Faure sous prétexte que celui-ci y faisait la part trop belle à l’esprit individualiste. Son désir de se démarquer de certaines positions divergentes le poussait parfois à adopter des attitudes contestables voire partiales. Ce qui ne l’empêcha pas pourtant de solliciter la collaboration aux « Cahiers » de l’individualiste, auteur de ces lignes.
Ethique et compétence
Ayant vécu au contact direct des paysans et ouvriers, Leval était ce qu’on appelle aujourd’hui un « homme de terrain ». Il était fermement convaincu que toute réalisation ne peut être crédible et efficace sans solides compétences. L’anarchisme ne saurait s’édifier dans l’anarchie au sens bourgeois du terme. Pour lui, la pensée n’avait de valeur que mise au service d’une application concrète. Le souvenir de son père ancien communard, ne devait, sans doute, pas être étranger à cet état d’esprit. Et rien ne devait plus l’agacer que certaines théories « hyper intellos » de « coupeurs de cheveux en quatre » donnant au mouvement libertaire contemporain des allures plus « énarchistes » qu’anarchistes.
Pour obvier au reproche qui pourrait m’être fait de solliciter, a posteriori, la pensée intime de Gaston, je me réfère à ce qu’il m’écrivait en septembre 1977 : « J’ai un peu d’espoir en une résurrection de l’anarchisme, à condition que ceux qui nous suivront sachent profiter des leçons du passé. A condition aussi que les « anars » renoncent au complexe de supériorité qui souvent les caractérise. »
Les « leçons du passé » ne constituent pas une « recette » pour les révolutions futures. Elles ne doivent pas être un frein à toute évolution. Mais il y a, dans l’éthique libertaire, un fondement qui ne saurait être transgressé sans la vider de toute substance.
Les ouvrages de Leval, L’Espagne libertaire, l’Indispensable Révolution, l’Etat dans l’Histoire et de nombreuses brochures témoignent de son intime conviction que l’Etat est impropre à gérer les questions sociales, et est, par conséquent, inutile. Ce sont les rapports entre individus et entre groupes qui constituent la véritable substance de la vie sociale. Il insiste sur le rôle que pourraient jouer syndicalisme et coopérativisme dans tout projet de transformation sociale réalisé selon une éthique libertaire, c’est-à-dire fondée sur la solidarité humaine, moteur essentiel du progrès social.
Fondateur des « Cahiers du Socialisme libertaire », devenus « Cahiers de l’Humanisme libertaire », puis, dès 1977, « Civilisation libertaire », Leval aura toujours présent le souci de mettre en évidence les côtés positifs et constructifs de l’anarchisme et de souligner la nécessité d’une éthique humaniste sans laquelle il ne saurait être fiable. L’anarchisme n’est pas, comme le prétendent certains de ses détracteurs, un bel idéal malheureusement inapplicable concrètement. Et notre camarade, avec une ténacité persuasive, s’efforçait de démontrer que pensée et action sont complémentaires et que l’édification d’une société harmonieuse ne se peut concevoir et réaliser sans un idéal humaniste. « Sans éthique supérieure, il n’y aura jamais de société digne de ce nom et la civilisation est morale avant d’être technique sous peine de retomber dans de nombreux abîmes. »
Le trait de caractère le plus remarquable de Gaston était sans doute sa confiance entière en l’idéal libertaire, son opiniâtreté dans la lutte parfois décourageante, son refus de se laisser aller au pessimisme et au découragement. « Le progrès est l’œuvre de ceux qui ne se découragent jamais. » aimait-il à répéter.
« Gaston Leval, reconnaissait Louis Lecoin, a beaucoup donné au mouvement anarchiste. Il a donné énormément. C’est, à ma connaissance, l’un des meilleurs propagandistes des idées libertaires dans les temps présents. »
Raison suffisante pour perpétuer sa mémoire.
André Panchaud ( le libertaire d’avril 1998)