Ethique individualiste
Quand une construction de l’esprit est érigée en certitude officielle, et quand il semble que les citoyens s’y rallient avec une parfaite unanimité, l’individu isolé qui le conteste intimement se trouve dans un tragique embarras. S’il feint d’entrer dans le jeu, pour éviter tout heurt et pour faire « comme les autres », il s’abaisse à ses propres yeux et souffre de se sentir lâche et indigne. Si au contraire, il rompt le consensus général, il risque de gros ennuis, plus ou moins dommageables selon la pression des moeurs et le poids du pouvoir.
A certaines époques, contester l’autorité de l’Eglise ou les dogmes qu’elle enseigne conduisait l’auteur d’un tel acte au cachot ou au bûcher. Aujourd’hui encore, les non-croyants hésitent ou renoncent à se détacher de la religion traditionnelle parce que, s’ils le faisaient, leur milieu, docile au curé ou au pasteur, les tiendrait à distance et leur infligerait une sorte d’excommunication. De même, en régime légalement matérialiste, des divergences de vues, confessionnelles ou politiques, ont valu à ceux qui les formulaient des châtiments fort graves, et parfois des internements en établissement psychiatrique parce que, estimait « le bon sens », seuls des fous peuvent s’élever contre une évidence partagée par la multitude et garantie par la loi.
Pourquoi ces réflexions ? A cause d’une lettre qu’une militante libertaire a reçue, il y a quelque temps, d’un correspondant d’Alger. Celui-ci, par ses méditations, était parvenu à des conclusions proches des nôtres mais si éloignées des idées qui ont cours dans son entourage qu’il se trouvait dans l’impossibilité de les communiquer autrement qu’en les confiant à une lettre expédiée outre-mer. A vec beaucoup de conséquence, il en était arrivé à cette opinion : nous sommes tous obligés plus ou moins d’avoir deux langages, un pour ceux qui admettent la libre discussion, et un autre pour ceux qui se conforment bovinement aux idées reçues au point d’en refuser l’examen.
Ce correspondant maghrébin a tout à fait raison : il est légitime d’avoir un double langage, c’est une nécessité de survie et de conservation. Que ceux qui appelleront cela de l’hypocrisie cherchent d’abord qui en est responsable : est-ce la majorité grégaire qui exige qu’on pense comme elle, ou le solitaire qui pense autrement et souhaite seulement qu’on l’y autorise ? Qu’ils se demandent ensuite si eux-mêmes n’usent pas d’un double langage selon qu’ils s’adressent à un pauvre ou à un riche, à un client ou à un fournisseur, à un copain ou à leur patron.
Pour un individualiste anarchiste, le double langage est donc justifié ; la vie sociale oblige à une stratégie qui l’inclut. Nous comprenons très bien que l’Arabe qui baigne dans un milieu dominé par ses traditions ancestrales, et qui, en son for intérieur, a abjuré Allah et Mahomet, édulcore ses propos afin de ne pas passer pour un provocateur. Il serait certes plus héroïque s’il clamait, debout sur une borne : « Je renie l’Islam et le Coran ! » ; ce ne serait pas plus scandaleux que les prédications bébêtes de petits pères barbus dans Hyde Park ou même dans Harlem. Mais le pauvre se ferait écharper, probablement sans profit pour sa cause, bien qu’une fois en passant le courage paie.
En plein Moyen-âge, aux heures, les plus triomphales de la foi, il y a certainement eu, parmi la profondeur du peuple, des esprits tourmentés qui échenillant une à une les menues sottises de la religion, parvinrent, dans le secret de leurs cogitations, à cette conviction lumineuse : Dieu n’existe pas, c’est une invention de l’imagination humaine, les prêtres nous mentent en nous promettant une après vie et un au-delà inexistants, la théologie est une fausse science, on joue avec nos terreurs et l’on nous berce dans un rêve. Des hommes ont raisonné ainsi dans le temps même où se construisaient les cathédrales, où les pèlerinages sillonnaient les routes , où les parvis s’animaient de mystères et de processions. Beaucoup d’artistes vivaient en marginaux incrédules. Sans doute échangeaient-ils entre eux des propos reflétant leur impiété. Mais le sort qui attendait quiconque en était soupçonné les confinait dans une attitude prudente ; ils pratiquaient le double langage.
De nos jours, dans le Soudan rendu à des traditions médiévales par l’obscurantisme intégriste, dans le Pakistan où brûle le fondamentalisme religieux, dans l’Iran des ayatollahs, il y a une lutte ouverte pour faire cesser le crime contre l’esprit, l’attentat contre la liberté de pensée ; mais pour une voix qui s’élève, combien d’autres se taisent ! Et combien ne disent tout haut qu’une toute petite partie de ce qui est pensé clandestinement ! L’individualisme anarchiste se sent intensément solidaire des inconnus qui, dans la foule, gardent un silence au fond duquel rugit une malédiction.
Le double langage, tel que l’entend le correspondant algérien de notre amie, ne consiste ni à se déjuger ni, bien entendu, à trahir. Les deux peuvent être parallèles mais se situer à deux niveaux différents. Et l’auteur de ces lignes peut en parler pour l’avoir souvent pratiqué. Toute sa vie il a écrit à la fois dans les publications libertaires et pacifistes à titre bénévole et dans la presse commerciale d’information pour gagner son pain. Parfois il lui est arrivé de traiter le même sujet simultanément dans les deux sortes de journaux. On le devine, il n’employait pas un langage identique pour les uns et pour les autres. D’un côté, il exprimait sa pensée tout entière, toute nue ; de l’autre, il en développait une partie seulement, en l’enrobant avec circonspection. Mais jamais il n’a écrit un mot qui fût contraire à ce qu’il pensait, ni qui contredît dans une feuille ce qu’il écrivait dans l’autre.
Il n’est pas question de donner un procédé en exemple, mais simplement de confirmer que, pour communiquer avec son entourage, quiconque professe des opinions anticonformistes, dissidentes, contestataires, est contraint d’employer un langage différent selon qu’il parle avec ceux qui sont de son avis ou avec le vaste troupeau des croyants, des ouailles, des traditionalistes, des béni-oui-oui, qui gobent délicieusement toutes les sornettes de la religion et de la politique. A moins, bien sûr, qu’il ne s’agisse de propagande là où le régime est assez libéral pour l’autoriser.
C’est surtout quand l’autorité des mœurs s’allie à celle des lois que le rebelle intime est tenu au double langage. Si le pouvoir est absolu mais haï, on trouve toujours quelqu’un à qui déclarer son indignation et sa révolte ; mais si le peuple est complice du joug qu’il subit, la vigilance individuelle du dissident doit être extrême, puisqu’il baigne au sein même d’une menace d’esclandre et de délation. La dictature est à la fois en haut et en bas. Surveillé, l’en-dehors se surveillera. Il ne dira pas blanc aux uns, noir aux autres ; il ne soufflera pas le chaud et le froid à la manière des politiciens ; il s’ouvrira à ceux qui peuvent le comprendre et qui ne sont pas figés dans les attitudes de clan, et se bornera avec les conformistes à des échanges neutres et décolorés. Le devine qui le mérite !
Le double langage n’est pas une fuite craintive devant la puissance et le nombre ; c’est une forme de résistance et d’esquive empruntée par l’individu pour opposer à l’écrasement social une des ressources que lui suggère sa faiblesse.
Quand l’Eglise appuyait son refus de la tolérance laïque sur cet argument péremptoire : « Impossible d’accorder à l’erreur les mêmes droits qu’à la vérité », parce qu’à l’en croire la résurrection du Christ était mille fois plus avérée que le théorème de Pythagore, et quand cette prétendue vérité était l’alpha du pouvoir sur l’oméga du peuple, l’homme qui éprouvait un doute dans son esprit en travail sur une réalité si étrange pouvait-il parler d’un seul langage sans rien celer de son intime protestation ?
De tels troubles, de tels tourments, sont encore connus de nos jours sous certains régimes, et, sous nos régimes relativement libéraux, en certaines circonstances, à certains égards. Etant qui nous sommes, pouvons-nous en tous lieux, face à n’importe qui, tenir un seul et même sincère langage, c’est-à-dire libertaire et pacifiste, sur l’idée de patrie, sur l’armée, sur les lois et les juges, sur Dieu et les saints ? Sûrement pas. Ce que nous en pensons, il y a une manière de le dire ici, et entre nous ; ailleurs il nous faut, sans le cacher vraiment, le faire sentir en d’autres termes aux plus intelligents et laisser les cons l’ignorer. Sorti de prison et hors des prétoires, Arsène Lupin était un voleur jaloux de sa respectabilité.
P.V. Berthier (Le libertaire N°88 de Juillet 1988).