Ethique et cohérence anarchiste

Pour les anarchistes, la cohérence est un tout : une éthique, avec sa relation particulière, de réciprocité entre action et idée, entre mode d’action et but. Nous sommes conscients qu’aucun chemin n’est idéal et que le chemin que nous prenons est chaotique et change immédiatement en fonction de l’itinéraire que nous empruntons. Ensuite, il y a les différences de caractère entre les compagnons; le sens de l’empathie, la dureté ou la douceur des personnes varie pour faire face à leur propre déséquilibre et à celui des autres, mais la tension et l’équilibre pour maintenir la cohérence demeure toujours en chacun et chacune de nous; cette ligne de conduite va jusqu’à la fin de nos jours, du moins pour tous les militants qui ne veulent pas parvenir et rester dans le rang. La justification de l’incohérence sait se nourrir de notre impuissance et en chercher les coins et recoins.

Il existe en chacun de nous un refuge possible pour la faiblesse de notre caractère, car la cohérence ne se mesure pas de l’extérieur et, bien qu’elle se crée avec d’autres, elle ne se révèle qu’à nous intérieurement. La relation particulière que nous exigeons entre le chemin et le but se construit à travers des centaines de petits actes insondables pour l’observateur extérieur. Nous nous voyons dans les yeux des autres, ils nous reconnaissent, nous les reconnaissons, mais c’est pourtant devant nous que nous trouvons les réponses à la question constante de l’équilibre de notre être. Et en ce sens, il est indéniable que nous sommes parfois pris dans l’engrenage de la vie et parfois de ses turpitudes, certains plus et d’autres moins, bien sûr, mais nous le sommes. Animée par le désir et la suspicion d’être passif face à l’injustice, la recherche de l’équilibre peut devenir une véritable obsession. Devenir un juge constant des attitudes des autres en est l’expression. Et quand on devient un juge, on n‘est plus en adéquation avec nos idéaux. Pourtant, être en dehors, regarder les autres avec nos positions d’esprit, est humain et même vital pour s’éloigner de l’aliénation. Le jugement de l’attitude des autres permet d’avancer une alternative, un autre comportement, une autre vision des choses. Quand l’équilibre se rompt un autre équilibre s’établit.

Nous autres anarchistes, savons que les êtres humains sont perfectibles parce que nous sommes des produits sociaux, conséquence d’interactions, de volontés croisées, produits aussi de nous-mêmes. Et s’il arrive que les humains flirtent avec l’inhumain, notamment lors des guerres, à la fin, l’évolution vers davantage d’humanité reprend le dessus. Parfois, nous comprenons pleinement ce qui se passe, d’autres fois, nous réagissons simplement avec lassitude à l’abandon, au mensonge, sachant que ce sont des actes individuels, mais qu’ils nous font finalement tomber ensemble comme dans un château de cartes. Comme pour toutes les choses intéressantes de la vie, la cohérence n’a pas non plus de recette. Nous avons vu certains compagnons rejoindre le mouvement libertaire puis devenir moines ou passer rapidement de moralistes conférenciers à défenseurs du capitalisme en quelques années. Des militants ont appris à ne pas juger si vite, à assumer la complexité sociale et à ne pas diviser en noir et blanc les images que nos yeux nous donnent à voir. Pourtant un libertaire qui embrase la foi, les objectifs du capitalisme…n’est plus un libertaire. Il devient même un ennemi.

Enfin, il est aussi important de parler de ces complexités de connaître l’existence réelle de la cohérence. La cohérence n’est pas une grotte où règne la solitude, ce n’est pas un fantôme. Il s’agit d’une tension éthique permanente, mais cela ne veut pas dire qu’elle ne se matérialise pas. Tout comme être libre n’est pas un état qui s’établit pour toujours, la cohérence est une manière d’être au monde qui prend autant son travail que sa respiration quotidienne. Beaucoup ont tendance à devenir amers lorsqu’ils voient leurs collègues sombrer dans ce qui semble être l’incohérence la plus absolue et, au lieu de devenir de meilleures personnes, ils deviennent des parodies d’eux-mêmes. De plus, comparé à d’autres personnes « sans étiquette », tout semble pire même si la comparaison est mauvaise.

Les gens ont travaillé dur ; la solidarité et la réciprocité coexistent, ainsi que le manque de solidarité et la compétition, comme ressources et outils, au sein de nos sociétés. La différence est que certains pensent que les pratiques solidaires des personnes sont une sorte de don, un don naturel que les institutions nous enlèvent et non des pratiques laborieusement forgées, des modes de liberté conquis par la force par les classes opprimées, pour mieux survivre à travers les âges. Le capitalisme coupe et remplace ces acquis évolutifs pour les remplacer par des relations commerciales et lucratives plus adaptées à ses intérêts, ou du moins il essaie de le faire. Il n’y a pas de bonté naturelle ni de mal chez les gens, mais ce n’est pas toujours une éthique mais une trace d’évolution dans la lutte pour exister que nous voyons. Ainsi, ces « lois d’en bas », qui gouvernent inconsciemment beaucoup de gens, et avec lesquelles nous sommes volontiers d’accord, coexistent avec d’autres qui nous enlèvent tout notre esprit. Les êtres humains ne sont ni bons ni mauvais mais « possibles ».

Nous, les anarchistes, faisons partie de tout cela ; nous promouvons certaines voies et en combattons d’autres. Nous ne nous basons pas sur des concepts abstraits mais sur l’expérience de la solidarité que nous n’avons pas apprise dans les livres mais que nous utilisons pour lutter contre la dépendance et le cannibalisme social. Nous le sommes, parce que nous choisissons constamment d’essayer d’être meilleurs, plus libres, de balayer de la Terre les modes de relation basés sur la soumission, la dépendance et l’impuissance. Et ce choix est un acte rationnel et sensible, un combat appelé éthique où l’on se jette dans les abîmes de sa propre lutte. Nous ne sommes ni libres ni parfaits ; les circonstances nous mettent à l’épreuve encore et encore, et ce qui nous définit est la relation que nous cherchons à établir entre le but et la manière d’y arriver.