Tout groupe social organisé semble éprouver un besoin instinctif de se légitimer aux yeux des individus qui le composent. Il ne se contente pas d’imposer par la force sa discipline sociale ; il veut qu’on croie à la légitimité de cette discipline, qu’on la regarde comme juste et rationnelle. A l’origine, c’est à la Religion qu’on demande la consécration de la discipline sociale ; plus tard on s’adresse aux philosophes qui manquent rarement de formules commodes pour rationnaliser la Force. Ils sont généralement de l’avis d’Hegel pour qui « ce qui est réel est rationnel ». Remarquons que dans le Dogmatisme social a priori, on s’applique surtout à justifier l’Etat qu’on représente comme l’incarnation d’une idée rationnelle.
L’Etat dit Platon, symbolise l’Unité divine. Aristote a fait en une phrase géniale, justice de ce pauvre argument : « Socrate, dit-il, regarde comme fin de la Cité l’unité absolue. Mais qu’est-ce qu’une Cité ? C’est une multitude composée d’éléments divers ; donnez-lui plus d’unité, votre Cité devient une famille ; centralisez encore, votre famille se concentre dans l’individu ; car il y a plus d’unité dans la famille que dans la cité, et plus encore dans l’individu que dans la famille. » Ainsi, il n’y a pas d’unité plus réelle, plus complète que l’individu. C’est donc lui qui, d’après les principes même de Platon, incarnerait le mieux l’idée d’unité.
L’unité de l’Etat est un mythe. « Qu’est-ce que l’Etat ? demande Max Nordau. En théorie cela veut dire : nous, vous. Mais dans la pratique c’est une classe dominante, un petit nombre de personnalités, parfois une seule personne. Mettre l’estampille de l’Etat au-dessous de tout, c’est vouloir plaire exclusivement à une classe, à quelques personnes, à une seule personne. Le comte de Gobineau dit de même : « L’expérience de tous les siècles a démontré qu’il n’est pire tyrannie que celle qui s’exerce au profit de fictions, êtres de leur nature insensibles, impitoyables et d’une impudence sans bornes dans leurs prétentions. Pourquoi ? C’est que ces fictions, incapables de veiller d’elles-mêmes à leurs intérêts, délèguent leurs pouvoirs à des mandataires. Ceux-ci, n’étant pas censés agir par égoïsme, acquièrent le droit de commettre les plus grandes énormités. Ils sont toujours innocents lorsqu’ils frappent au nom de l’idole dont ils se disent les prêtres.
A l’heure où certains tentent une réanimation du Christianisme à l’aide d’un spiritualisme délétère, il serait bon de se souvenir que le propre du Christianisme est de courber l’individu devant la société, de placer les intérêts et les convenances sociales au-dessus des aspirations et des convenances individuelles. Le Christianisme prêche trop la résignation. Nous pourrions indiquer qu’il en est de même pour toutes les religions. Voire les partis politiques qui ont leurs prophètes et leurs prêtres fanatiques.
L’intelligence a ses droits imprescriptibles qu’elle ne peut abdiquer, surtout quand il s’agit de fonder l’individualisme. Car il ne peut y avoir d’individualisme sans la conscience claire que l’individu prend de lui-même et de son milieu social.
D’après Georges Palante