Emancipation

Emancipation

La condition de prolétaire a cessé d’être honteuse pour devenir une dignité sociale. Mais par la surestimation d’une telle condition, on est arrivé à de fâcheuses extrémités, comme par exemple de parler d’un art prolétaire, et de l’exalter (comme en Russie) d’une manière aussi arbitraire que les caractères dits aryens pour le nazisme allemand. Le prolétaire, c’était dans la Rome antique, celui à qui l’Etat ne demandait que d’assurer la continuité de la descendance. Dans le régime capitaliste, c’est celui qui n’a d’autres bien que sa personne ; et le droit de vivre, il doit l’acquérir, en vendant sa capacité de travail pour un salaire. Cette définition n’est pas assez précise pour exprimer ce que nous entendons aujourd’hui par prolétariat, en parlant de ses aspirations et de sa tendance émancipatrice. Du fait qu’il y a des prolétaires sans conscience et sans dignité de classe, nous les distinguons, non par le travail musculaire qu’ils réalisent, puisque certains remplissent des fonctions sédentaires, ni par l’utilité sociale de ce travail, qui ne sert pas davantage à le qualifier, ni par l’importance du salaire, mais principalement par la conscience d’appartenir à une classe injustement spoliée, et par la dignité, à ne pas assumer de fonctions contraires à ses intérêts de classe. Qui sert l’Etat dans ses corps répressifs, ou sert le capital en défendant son intérêt contre celui de ses frères de classe ne mérite pas le nom de prolétaire puisqu’il a renoncé à le défendre et à l’honorer.

Le prolétaire, organisé en collectivités – de défense contre l’exploitation – et d’attaque contre la société qui légalise l’injustice pesant sur sa classe, sélectionne les prolétaires, suivant les normes morales qui lui sont propres. Avant tout, mérite la condition de prolétaire, celui qui dans la lutte des classes, prend part en tant que belligérant contre le capitalisme.

Bien que le travail musculaire accentue la condition de prolétaire, et que les callosités des mains méritent le respect, il ne peut s’interpréter comme un signe de supériorité, parce que la noblesse du travail ne dépend pas de sa force brutale, mais de l’intelligence avec laquelle on l’applique. Le « stakanovisme » (Stakanov est cet ouvrier russe qui arriva à extraire seul, plus de 200 tonnes de charbon en une journée de six heures) peut avoir de l’intérêt comme championnat athlétique ou à l’instar des compétitions basques de carriers et de bûcherons, mais il ne cesse pas pour autant d’être force brutale. La glissière mécanique a bien plus d’utilité sociale pour l’ouvrier anglais, qui désire avoir du temps pour fumer sa pipe.

Ce qui donne du prestige au prolétariat, ce n’est pas le fait d’être exploité, car ce n’est qu’un accident étranger à l’individu, une simple question de sort ; ni davantage la classe du travail, musculaire ou mentale, sédentaire ou actif ; pas plus que l’utilité sociale de ce travail, ni la catégorie d’exploitation capitaliste que l’on subit. Mais avant tout, la dignité avec laquelle on accomplit son travail et avec laquelle on succombe à l’exploitation, et surtout la conscience de sa classe et la volonté libératrice. C’est dire que la dignité humaine et la personnalité consciente, importent plus que la condition de prolétaire. Il y a celui qui est exploité, parce qu’il ne peut pas être exploiteur, celui qui étant prolétaire n’est qu’un bourgeois frustré. Prolétaire, c’est l’antithèse de bourgeois, mais aussi de politicien, cette autre forme de parasitisme social qui consiste à vivre aux dépens des autres par la tromperie et l’astuce. L’émancipation du travail ne peut pas être l’aspiration du prolétariat, par la propriété, ni par la politique, pas plus que par la supériorité mentale, mais par l’émancipation de sa propre exploitation, que ce soit à cause du capital ou de la politique, comme dans les sociétés bourgeoises, ou par la politique seulement, comme dans la patrie du prolétariat.

Le prolétaire méritant un tel nom, ne peut qu’aspirer à cesser de l’être, en tant que créateur de descendance pour l’Etat, et en tant que loueur de travail pour le lucre des parasites. Son émancipation de classe doit être une émancipation de condition, récupérant sa personnalité d’homme parmi les autres hommes, récupérant son rôle de producteur parmi les producteurs, de membre actif dans la communauté et d’individu libre dans une société sans esclaves. Une société ne peut exalter la dignité et la condition du prolétariat autrement que d’une seule façon : en la supprimant ; en la restituant à sa catégorie humaine.

Isaac Puente (Solidaridad Obrera- Barcelone 1936)