Positions d’esprit

L’opposition « anarchistes-marxistes » sur le problème des réalités et des entités est autre chose qu’une vaine querelle de vocabulaire ou que le prétexte à une rivalité d’opinions sans objet. Pour les anarchistes, l’aboutissement d’une révolution doit conduire au bonheur de chacun. Mais ce « chacun » a été bien oublié de tous les metteurs de révolution, pour qui lesdites révolutions ne doivent être que le triomphe d’une catégorie d’hommes : classe, parti, sur le reste de l’humanité.

Pour les anarchistes, tous les maux dont souffrent nos contemporains, toutes les ségrégations raciales et sociales, toutes les inégalités morales et matérielles, toutes les atteintes à la liberté et à la dignité de l’individu, toutes les injustices qui permettent à ces mesures liberticides, à ces inégalités et à ces préjugés de se poursuivre, tout ce triste héritage que nous cheminons, comme un fardeau, de siècle en siècle découle essentiellement de positions d’esprit.

Nous constatons que ce refus par certains de cette traîne de barbarie, n’est pas l’apanage d’une race, d’une classe ou d’une nationalité.

Nous constatons que dans tous les milieux – et les plus inattendus – que sous tous les méridiens il s’est trouvé des hommes pour apporter leur négation à l’état de choses établi.

Ce sont des positions d’esprit qui ont permis l’existence des classes, des privilèges, des prébendes, des pouvoirs, des discriminations entre riches et pauvres, entre gouvernants et gouvernés, entre ceux qui décident et ceux qui servent.

Ce sont aussi – à l’inverse – des positions d’esprit qui élèvent leur veto au criminel appareil des Etats, des financiers et des prêcheurs de soumission.

Rien ne peut s’établir sans le sursaut de la conscience humaine, motivée directement ou indirectement par le spectacle d’injustice, dont le révolté est ou non frappé.

Tout au contraire, pour les marxistes, fidèles à leur système antiscientifique et irréel qui consiste à partir du général pour aller au particulier, l’individu n’existe pas.

Ce ne sont pas les individus qui ont formé des masses, des classes, des nations, ce sont les nations, les classes, les masses qui ont formé l’individu, et – selon Marx – on peut très bien concevoir une société d’hommes, dont les hommes seraient absents.

Le terme « société d’hommes » est une entité suffisante en soi pour se passer de toute réalité vivante et tangible et des unités qui la composent.

Alors que l’on pouvait imaginer que la forêt était faite d’arbres, une savante analyse marxiste vous démontrera que les arbres sont nés de la forêt.

Entraîné par un pareil paradoxe, qui donne aux effets le rôle des causes, l’on vous dira que ce ne sont pas les positions d’esprit qui ont créé les classes, mais les classes qui ont accouché des positions d’esprit.

Il apparaîtra peut-être à certains qu’il s’agit là d’une querelle byzantine et qu’il importe peu de déterminer la cause et l’effet, dès lors que l’analyse est la même, et que se trouve dénoncée, condamnée la société avec ses injustices et ses crimes.

Qu’importe, nous dira-t-on, que ce soit la poule qui ait pondu le premier œuf, ou que ce soit le premier œuf qui ait donné naissance à la poule.

C’est passer un peu vite sur ce qui découle de l’acceptation ou du refus de la démonstration.

Dès lors que j’accepte le principe marxiste, dès lors que j’accepte de donner la priorité aux classes sur les positions d’esprit, à la société sur l’homme, j’accepte du même coup de reconnaître la supériorité du centralisme sur le fédéralisme, du système sur l’individu, d’où la nécessité d’un gouvernement pour guider l’homme qui ne peut penser, raisonner et agir, qu’autant qu’il existe une société pour l’encadrer, le diriger et lui imposer sa loi ou tout au moins une collectivité, sans laquelle il est impuissant à se prendre en charge.

Or, si l’on peut admettre que le côtoiement de ses semblables peut être pour l’individu une source d’enrichissement (comme il peut être une source d’appauvrissement) force est d’admettre aussi qu’initialement, il est l’auteur de ces rassemblements, l’initiateur de ces progrès, le créateur heureux ou malheureux des civilisations passées et de celles dont nous sommes les témoins.

Au contraire pour Marx les diverses sociétés se succèdent selon un processus inéluctable et quasi religieux, dont les hommes sont les impuissants spectateurs.

Comment ces théories livresques et étrangères à la vie n’aboutiraient-elles pas à donner le pas à des entités, au détriment des réalités ?

Comment n’appelleraient-elles pas les masses à brailler de vagues mots d’ordre de luttes de classes, en méconnaissant ou en ignorant les positions d’esprit, alors que ce sont de nouvelles positions d’esprit qui amèneront la fin de toutes les classes ?

Maurice Laisant (le libertaire de juin 1979)