
Peu d’auteurs abordent le lien entre démocratie et totalitarisme. Cet article vise à analyser cette question en passant en revue les principales contributions apportées à ce jour, qui serviront à contextualiser les réflexions ultérieures qui se proposent d’être soulevées dans une perspective idéologique anarchiste, dont certaines ont déjà été avancées dans « Anarchie contre démocratie » et dans « Démocratie : dictature des majorités ». En ce sens, ce qui est censé être élucidé ici est de savoir s’il existe une relation de continuité entre démocratie et totalitarisme. Il s’agit donc d’examiner si la démocratie, en tant que système politique, contient les conditions nécessaires pour donner naissance à une société totalitaire. Cette question est censée être répondue du point de vue de la théorie politique et contrastée avec l’analyse d’un cas concret de l’État espagnol. De cette manière, l’anarchie est à opposer à la démocratie.
Les liens entre démocratie et totalitarisme
L’un des principaux auteurs qui a expliqué la relation entre démocratie et totalitarisme est Giorgio Agamben, qui, dans son livre État d’exception, réalise une étude détaillée sur la suspension de l’ordre juridique dans le cadre des démocraties libérales ou représentatives. De cette manière, Agamben souligne que ce type de régime politique dispose d’un mécanisme, l’état d’exception, par lequel l’ordre juridique est suspendu et les limitations légales du pouvoir exécutif sont éliminées afin qu’il puisse fonctionner sans restrictions. La suspension des droits et des libertés reconnus par l’ordre constitutionnel a un caractère provisoire et extemporané, et se produit dans des contextes d’urgence face à une menace existentielle pour la communauté politique, qui nécessite des mesures urgentes et drastiques qui ne peuvent être adoptées dans le cadre de l’ordre juridique ordinaire.
Les états d’exception répondent donc à une politique de sécurité dans laquelle un certain événement est présenté comme une menace existentielle et imminente pour quelqu’un (l’ensemble de la population, un groupe social, l’État lui-même, un individu, etc.), de telle sorte qu’il est nécessaire d’étouffer la menace le plus rapidement possible avec des mesures nécessairement extraordinaires. C’est pour cela qu’on peut parler d’une politique d’exception dans la mesure où les voies ordinaires de la politique sont provisoirement suspendues, et avec elles les obstacles juridiques et bureaucratiques. Inévitablement, ce type de politique implique que l’État accroisse ses pouvoirs et fasse un usage extraordinaire et extensif de la violence pour rétablir la sécurité.
Le point de vue d’Agamben s’apparente aux processus dits de sécurisation évoqués par Barry Buzan, Ole Wæver et Jaap de Wilde dans leur ouvrage Security: A New Framework for Analysis, qui s’inscrit dans le cadre des études critiques de sécurité. Ces types de processus reflètent la dynamique expansive du fonctionnement de l’État dans les situations de crise. Cependant, le lien qu’Agamben établit entre démocratie et totalitarisme réside dans la manière dont le recours à l’état d’exception a conduit à l’établissement de régimes totalitaires en Italie et en Allemagne. Cet outil juridique, inclus dans l’ordre constitutionnel des démocraties libérales, impliquait la suspension de l’État de droit, ce qui permettait aux autorités d’approuver des normes de manière unilatérale sans qu’il soit nécessaire de les faire ratifier par les organes législatifs.
En Allemagne, l’article 48 de la Constitution de Weimar a été utilisé pour instaurer l’état d’urgence en 1933 à la suite de l’incendie du Reichstag, ce qui a entraîné la suspension de la plupart des droits et libertés. Cette mesure a permis l’élimination de l’opposition politique dans l’Allemagne naissante, et avec elle l’approbation ultérieure de la loi dite d’habilitation qui a permis à Adolf Hitler de gouverner par décret sans avoir besoin du Reichstag. Ainsi, une clause constitutionnelle initialement conçue pour être utilisée de manière provisoire en temps de crise a servi à jeter les bases d’un système totalitaire à travers les canaux établis par le système démocratique libéral lui-même.
Agamben ne pose pas seulement la relation entre démocratie et totalitarisme en termes juridiques, mais son approche inclut également une perspective fondée sur la philosophie politique. C’est ce qui ressort de sa réflexion sur la biopolitique dans son ouvrage intitulé Homo sacer. Dans cet ouvrage, il affirme que la vie biologique est devenue un fait politique décisif, ce qui se reflète dans la pensée politique d’auteurs modernes tels que Thomas Hobbes, Samuel von Pufendorf ou John Locke, entre autres, qui ont fait référence à l’existence d’un état de nature primordial, qui constitue la référence et le point de départ pour penser l’organisation et le fonctionnement de la société basée sur les passions humaines. Ce raisonnement a été décisif dans la mesure où il a signifié la transformation de l’espace politique en un espace biopolitique qui fusionne le « bios », en référence à la forme ou au mode de vie d’un individu ou d’un groupe, avec la « zoe » ou vie nue, c’est-à-dire le simple fait de vivre en relation avec tous les êtres vivants.
Par conséquent, différentes conceptions de l’état de nature entraînent, à leur tour, différents modèles de société. Cependant, le postulat commun à toutes ces conceptions est le fait d’avoir transformé la vie, considérée comme vie nue, en un fait politique fondamental. Cette politisation de la vie ne trouve pas de limites au-delà de la vie elle-même considérée en termes purement biologiques, de sorte qu’il y a une contiguïté entre démocratie et totalitarisme dans la mesure où la vie est l’objet central de la politique. Par conséquent, ce qui est en jeu dans les deux cas est de déterminer quel type d’organisation est le plus efficace pour garantir les soins, le contrôle et la jouissance de la vie nue. Cela expliquerait alors la rapidité et la facilité avec lesquelles la démocratie peut se transformer en totalitarisme et, à son tour, le totalitarisme peut être identifié à un type spécifique de démocratie.
Ce qui précède explique les similitudes entre la démocratie et le totalitarisme en termes de portée du pouvoir politique, qui tend à s’étendre à tous les domaines de la vie humaine. D’innombrables lois, tant dans les systèmes démocratiques que totalitaires, régissent l’individu et font de sa vie une ressource, un instrument et un objet de la politique des autorités. Bien que ce soit un aspect commun aux deux systèmes, il repose sur le fait que la vie est le fondement de la politique, ce qui permet à Agamben d’établir une relation directe entre les Lumières, à travers la philosophie des droits de l’homme et les déclarations qui les reflètent, et le totalitarisme. Ainsi, la légitimité et la souveraineté de l’État dépendent de la vie naturelle, qui est introduite dans l’ordre juridique. De cette façon, la simple naissance est source et porteuse de droit et de souveraineté, tout cela matérialisé par la Révolution française.
La Révolution française a fait de la naissance le principe de souveraineté, qui a été associé à l’émergence de la nation comme concept politique, qui dérive étymologiquement du mot latin « nascere » qui signifie naître. C’est ainsi que la naissance a été identifiée à la nation, fiction politique dans laquelle le corps politique est constitué par le corps des personnes qui composent la nation, qui est, dès lors, le sujet souverain qui constitue le fondement de l’État-nation. Les totalitarismes du XXe siècle se sont simplement limités à reprendre à leur compte cette même prémisse politique établie par la Révolution française pour redéfinir les rapports entre l’homme et le citoyen. [1] Le fascisme et le nazisme ont tous deux problématisé cette relation lorsqu’il s’agit de déterminer qui est citoyen et qui ne l’est pas. Les lois de Nuremberg en Allemagne et les lois raciales fascistes en Italie illustrent ce phénomène de telle manière qu’elles ne sont intelligibles que si on les place à la lumière du contexte biopolitique initié par la souveraineté nationale et les déclarations des droits pendant la Révolution française. (à suivre dans les Libertaire de Mars et Avril)