Conflits de générations ?
Les « fossés de générations » reviennent de manière récurrente comme la baisse du niveau scolaire, celui des élèves qui connaîtraient de moins en moins de choses et ce depuis Platon.
Les sociologues, les journalistes, les politiciens…tous ont leur mot à dire. Les jeunes ne voudraient plus travailler (les fainéants !) ou ne voudraient plus perdre leur vie à la gagner. Mais il suffit de reprendre les slogans de Mai 68 pour s’apercevoir que cet état d’esprit n’est pas nouveau et bien avant encore. Dès 1934, les anarcho-syndicalistes havrais dans leur journal « Vérités » à la suite de Pierre Besnard proposaient la semaine de 32 heures. Les travailleurs voulaient travailler moins pour vivre plus et mieux. D’autres plus tard vanteront le « Travailler deux heures par jour ». En 68, les jeunes du 22 Mars puis de Mai se rebellaient contre la non-mixité en cité universitaire et s’insurgeaient contre la morale en vigueur à l’époque ; ils revendiquaient : « Soyons réalistes, demandons l’impossible » et « jouissons sans entraves ». Rien de neuf aujourd’hui sous le soleil. Ce sont maintenant de jeunes scientifiques, des étudiants qui bousculent nos habitudes et veulent défendre la planète qui en a bien besoin. Un peu le même profil que les étudiants de 1968…
A chaque génération et ce depuis des lustres, il y a, non pas conflit mais une autre façon de voir les choses de la vie. Prenons, les jeunes des années 1970. Beaucoup avaient les cheveux longs et leurs aînés les moquaient : « on ne sait plus s’ils sont mâles ou femelles », « les cheveux longs, c’est pour les filles » et j’en passe. Dans les années 2000, les contestataires ne voulant pas laisser le terrain aux skins, se mirent à raser leurs cheveux. La boule à zéro, c’était plus fascho. Les gens aiment bien se distinguer, ce que Graeber appelle la schismogenèse. Dans leur ouvrage collectif, David Graeber et David Wengrow emploient le concept de schismogenèse défini comme « le résultat d’une différenciation réciproque consciente » entre plusieurs groupes sociaux-culturels proches mais distincts par certains traits. Aujourd’hui nombre de jeunes ont un côté androgyne. Et alors ?
Parler de la jeunesse, c’est oublier un peu vite que le jeune apprenti en boulangerie qui se lève à 3 ou 4 heures pour faire le pain, n’a pas du tout la même vie qu’un lycéen du même âge fréquentant un lycée huppé parisien par exemple. Les classes d’âge ne peuvent abolir les classes sociales.
D’autres vont un peu plus loin en affirmant que les valeurs familiales s’inversent car les enfants apprendraient à leurs parents à utiliser les nouvelles technologies. Là encore, cette inversion n’est pas homogène. De nombreux grands-parents savent gérer un blog, un compte Facebook…et utiliser un traitement de texte. Certains utilisent instagram et sont ultra-connectés. Il est vrai qu’il existe un illectronisme mais la responsabilité en incombe aux administrations qui, de par leur vocabulaire abscons, pénalisent les personnes qui manquent de vocabulaire, enfin celui recommandé par les technocrates. Les parents ou grands-parents qui ont un capital culturel savent très bien se débrouiller dans les méandres du numérique. L’illectronisme recoupe la partie de la population qui ne maîtrise pas la lecture informative.
A contrario, les parents et grands-parents aident comme ils le peuvent leurs enfants : hébergement, paiement d’études, du permis de conduire, garde des petits enfants…Là encore, les classes sociales jouent un rôle. La femme de ménage, sans conjoint, avec une petite retraite, ne pourra aider financièrement ses enfants. La reproduction au sens bourdieusien semble échapper aux analystes. Mais on constate que l’entraide intergénérationnelle dans la famille a encore un sens, du moins pour les familles qui ont gardé le lien et qui en ont les moyens.
Le pouvoir a toujours tenté de diviser pour mieux régner. Les élites intellectuelles aussi. On voit poindre des gérontophobes qui affirment que l’on fait tout pour les seniors. Ils regrettent certainement le temps où les travailleurs pauvres crevaient la dalle. Il en a fallu des combats pour que nos anciens puissent vivre dignement. Et encore ce n’est pas toujours le cas aujourd’hui pour plus d’un million de retraités pauvres. Et les parents et grands-parents qui se battent aujourd’hui pour éviter les 64 ans le font aussi pour leurs enfants car les aînés ne veulent pas une dégradation des conditions de vie pour leurs enfants et inversement, n’en déplaise aux diviseurs de tous poils.
Il semblerait aussi que les parents d’aujourd’hui ne connaissent pas les goûts musicaux de leurs enfants ? Certainement mais pas moins que pour les générations précédentes. Pour les personnes nées dans les années 1960, les parents étaient davantage bercés par Brassens pour les uns et Johnny Hallydays pour les autres ; mais les enfants écoutaient David Bowie, les Pretenders, Lou Reed…en attendant les Clash et London Calling.
Les petites filles d’aujourd’hui écoutent de la KPop, c’est-à-dire la musique pop coréenne. Mais pas toutes les petites filles. Tout dépend du milieu social, de l’ouverture culturelle et des ami.e.s. Elles se tourneront vers une autre mode musicale plus tard…C’est l’évolution entre pairs. Et dire que cela est nouveau relève d’une méconnaissance de la construction de soi.
Au niveau sexualité, les choses évoluent lentement mais les garçons sifflent moins les filles dans la rue parce que c’est relou et ringard, les violences conjugales mais les féminicides font toujours l’actualité. Ce qui change peut-être, c’est le rapport au consentement, quoique. Le féminisme s’affiche plus radical de nos jours et il le sera encore davantage dans les années à venir. La question féministe et écologique est centrale pour les nouvelles militantes.
Parallèlement d’autres études pointent le fait que certains jeunes aiment bien regarder des séries à la maison, bien au chaud dans leurs chaussons. En couple ou pas. Comme quoi, la jeunesse n’a pas de comportement homogène comme ce fut le cas autrefois. Des jeunes veulent s’investir dans l’humanitaire pour prendre soin des autres et s’engager; mais c’était déjà le cas avant.
Et la crise climatique que certains essayistes essaient de mettre sur le dos des Boomers. Une connerie. Dans les cortèges de manifestants pour refuser les 64 ans, on ne voit pas beaucoup de lycéens et d’étudiants. Est-ce à dire qu’ils s’en moquent, non. Et c’est un peu court de dire que le détricotage des droits sociaux est imputable aux aînés ; c’est faire fi de leurs nombreux combats et encore davantage du système capitaliste aidé par les politiciens et l’Etat. Quelques essayistes remettent rarement en cause les fondements du capitalisme avec sa recherche effrénée de profits. Qui a décidé d’axer la révolution industrielle au XIXème siècle sur les énergies fossiles, si ce ne sont les industriels, les actionnaires et spéculateurs de tous poils ? Ce ne sont pas les travailleurs qui n’ont que leur force de travail à vendre. L’effet d’aubaine a profité à ceux qui avaient de l’argent à investir dans les mines, les usines métallurgiques, les compagnies maritimes…
Il ne faut pas se tromper d’ennemis et de combat.
Thomas Paine, en d’autres temps, affirmait qu’aucune génération n’a le droit de peser sur la génération qui la suit. Et « révéler le passé, c’est courber sous l’autorité des morts ». Nous pensons au contraire que le passé aide à comprendre le présent. D’après les dernières études archéologiques et anthropologiques, il n’existe pas de schéma unique de l’histoire de l’humanité. Et ce qui a été construit peut être déconstruit (A lire « Au commencement était…).
Dans les années 1970, Bernard Lambert et d’autres créent un mouvement indépendant, les Paysans travailleurs, qui défend un syndicalisme de travailleurs et refuse ce qu’il appelle le syndicalisme de chefs d’entreprise prôné, selon lui, par les dirigeants des syndicats majoritaires. Avec le Larzac dans la foulée. Les problèmes environnementaux sont abordés dès cette époque. La prise de conscience d’une agriculture raisonnée n’est donc pas nouvelle. Mais il a fallu du temps pour que cette problématique infuse et devienne primordiale pour le mouvement social et les gens en général. Le dérèglement climatique et la pollution de l’eau et des terres ont accentué la prise de conscience.
Les anarchistes ont très tôt investi les luttes antinucléaires.
L’usine de retraitement de la Hague, centre de traitement du combustible nucléaire usé dans lequel on traite le combustible nucléaire provenant principalement des réacteurs nucléaires français et une partie de celui provenant des réacteurs d’Allemagne, de Belgique, de Suisse, des Pays-Bas et du Japon, pour en séparer les matières nucléaires valorisables des autres éléments radioactifs, a suscité de vives oppositions.
Dès 1970, les militants antinucléaires s’organisent et créent le Comité contre la pollution atomique dans la Hague. Ils s’opposent à la « nucléarisation » de la Hague et à l’extension de l’usine de retraitement de la Hague ainsi qu’à la construction de la centrale nucléaire de Flamanville. Les anarchistes de Caen, du Havre et de Rouen sont présents pour la marche antinucléaire sur l’usine de La Hague, dans le Cotentin Elle rassembla, les samedi 5 et dimanche 6 juin près de 12000 manifestants en juin 1976. Un grand camping festif était organisé le samedi soir avec forces discussions et quelques verres de vin.
L’essentiel des objectifs de lutte était » non » à l’extension de La Hague, » non » à la privatisation et à l’abaissement des doses admissibles de radioactivité ». Les anarchistes y adjoignaient « Société nucléaire, société policière »…A Penly aussi, les anarchistes de Normandie étaient bien présents en 1977.
Puis d’autres manifestations rassemblèrent des milliers de personnes à Gravelines, Golfech, Plogoff, 15 000 au Bugey en 1971, 10 000 en Alsace à Fessenheim en 1972, 60 000 à Creys-Malville contre Superphenix en 1977 (décès de Vital Michalon)…
Mais avec l’appui du PCF qui militait pour l’emploi et l’indépendance énergétique de la France, les projets de centrales nucléaires virent le jour. Et maintenant, le conflit de Bure réactualise le problème de l’enfouissement des déchets nucléaires. Beau cadeau pour les générations futures. Et là, on ne pourra accuser les Boomers militants de n’avoir rien dit et fait.
Dire de nos jours que les aînés n’ont pas anticipé la crise climatique, c’est un euphémisme. En réalité, les militants dans leur ensemble choisissent un angle où ils pourront « percer » dans l’opinion et avoir des leviers pour changer le monde. Après l’échec des mobilisations antinucléaires, les militants libertaires ont conflué sur les conflits de lutte de classes par l’intermédiaire de syndicats : F.O., C.G.T., CNT…sans compter l’Alliance syndicaliste, fondatrice du journal « Solidarité Ouvrière » en France et à l’initiative de la Coordination des anarcho-syndicalistes à Rouen en 1979.
Ne traiter les problèmes environnementaux qu’à la marge nous a fait perdre un temps précieux dans la lutte contre le réchauffement climatique. Les jeunes anarchistes héritent donc de ce passif. D’un autre côté, les militants font ce qu’ils peuvent. Et si dans dix ou vingt ans une guerre nucléaire ou conventionnelle est déclenchée, les enfants d’aujourd’hui pourront toujours dire à leurs parents qu’ils n’ont rien fait pour empêcher la guerre, trop pris par la lutte contre le dérèglement climatique. Cela avancera-t-il le schmilblic ? Non ! Cela fait plus d’un siècle que les anarchistes sont antimilitaristes et dénoncent toutes les guerres et ceux qui en profitent. Pourtant la cause antimilitariste ne progresse pas beaucoup. La dénonciation du SNU n’y change pas grand-chose, même si elle est nécessaire. De la même manière, les anarchistes ont dénoncé le léninisme et le stalinisme dès le début de la révolution russe et nos anciens ont hurlé dans le désert avec peu d’oreilles attentives et pourtant tout le monde reconnaît maintenant que le régime stalinien était totalitaire et a organisé des tueries de masse. Il ne suffit pas d’avoir raison pour être entendu. C’est l’Histoire, dans le temps, qui fait la part des choses.
Qui peut réellement affirmer qu’il y a des valeurs typiquement générationnelles ? Personne, à part ceux qui aiment la polémique ou sont payés pour opposer les générations entre elles.
D’ailleurs, être anarchiste ne signifie pas qu’on est féministe. On devrait, mais parfois il y a loin de la coupe aux lèvres. Les révolutionnaires espagnoles qui militaient au sein des « Mujeres libres » le savaient bien. Et c’est encore vrai de nos jours. Ce qui indique concrètement qu’un jeune n’est pas obligatoirement féministe, qu’il soit anarchiste ou pas. Idem, pour la cause écologique ; un senior peut être davantage sensibilisé à l’écologie qu’un jeune. Rien n’est écrit.
C’est d’un autre futur dont nous avons besoin. Cet autre futur que nous voulons libertaire ne peut se concrétiser qu’en oeuvrant ensemble, toutes générations confondues. Et cet autre futur ne peut être basé que sur la volonté de construire une écologie sociale et libertaire. Cet autre futur ne se créera qu’avec des hommes et des femmes égaux dans leurs droits et leur liberté. La dimension féministe ne peut être exclue de ce futur commun. L’humanisme libertaire invite à dépasser ce qui sépare les jeunes des anciens pour faire cause commune. L’émancipation dont nous nous réclamons ne peut laisser personne au bord du chemin.
Patoche (GLJD)