C’est pourquoi l’antifascisme ne saurait en somme signifier avant tout et surtout qu’antiétatisme

En marche

Nous ne pouvons que conseiller la lecture des différents articles parus dans l’encyclopédie anarchiste parue en 1934. Les articles ne concernent que le fascisme italien.

Si bien sûr, il n’est pas question du grand remplacement tant mis en avant par Zemmour et Marion Maréchal de nos jours, on peut tirer profit du rapport entre les traditionalistes catholiques et le fascisme: le cléricalisme fasciste. De même pour tout le pouvoir à l’Etat en opposition à l’anarchisme antiétatique.

 

FASCISME. La Doctrine Fasciste. — Y a-t-il une doctrine fasciste ? Certes, le fascisme, mouvement démagogique sans but bien déterminé à son origine et devenu ensuite, sous la poussée des événements, mouvement groupant toutes les forces de réaction, n’a aucun caractère original propre et n’a affirmé aucun principe nouveau ou tout au moins renouvelé dans le monde. Mais il n’est pas sans intérêt de constater la doctrine qu’il a été amené à se donner pour achever la contre-l’évolution préventive que se proposaient tous ceux qui l’ont appuyé et favorisé plus ou moins directement.

Établissons d’abord, dans ses lignes essentielles et négligeant les détails, quelle a été la marche de l’idée politique à partir de la Révolution française. Celle-ci est venue proclamer à la place du droit divin des rois, le droit humain des peuples. Que ce droit ait été escamoté en grande partie par une nouvelle féodalité d’urgent, le fait historique n’en demeure pas moins d’une très grande importance et les conséquences en ont été considérables.

Pratiquement, les droits de l’homme se sont surtout résumés dans un droit de critique, de contrôle et de limite du pouvoir de l’État. Les réactions thermidorienne, napoléonienne et de la Sainte-Alliance n’ont guère réussi à supprimer ce droit. En 1830, la révolution du libéralisme conservateur l’assure d’abord à la classe possédante et cultivée. La révolution démocratique de 1848 ne tarde pas à l’étendre, au moyen du suffrage universel, à tous les citoyens. Tout cela d’une façon plutôt théorique et formelle que pratique et réelle.

Vint ensuite non pas le socialisme, mais ce qu’on a fini par appeler de son vrai nom la démocratie sociale (Sozialdemokratie). Celle-ci s’est proposé non pas la transformation des formes de la propriété et de tous les rapports sociaux, mais simplement d’appliquer au Capital le même droit de critique, de contrôle et de limite déjà exercé envers l’État. Toutes les lois préconisées par les divers partis socialistes dans les parlements ne visent pas à autre chose : contrôler et borner, au moyen de l’État, le pouvoir des capitalistes.

Le fascisme a remonté ce courant historique, logique en somme, malgré son insuffisance à résoudre le problème de l’émancipation du travail et des travailleurs. Il s’en est pris d’abord à la démocratie sociale (organisations syndicales, coopératives et politiques des travailleurs), puis à la démocratie radicale bourgeoise et, enfin, au libéralisme conservateur lui-même, pour revenir à l’État absolu, ne tolérant ni critique, ni contrôle, ni limite à son pouvoir.

Pour ce faire, quelle doctrine le fascisme a-t-il dû invoquer ? Celle d’un pouvoir fort, qui, pour être tel, ne saurait tolérer d’être critiqué, contrôlé et limité par les citoyens n’ayant ainsi d’autres droits que ceux que l’État veut bien leur reconnaître dans son intérêt, quitte à les supprimer dès qu’il juge bon de le faire. Une telle doctrine ne peut que nier les droits de l’homme pour faire retour au droit divin. C’est ce que l’organe de la papauté, L’Osservatore Romano, ne manqua pas de faire ressortir en soulignant que la doctrine fasciste s’accorde avec la catholique dans « la condamnation d’un système qui, en repoussant les principes absolus et transcendantaux, donne des bases tellement instables à l’ordre social, qu’il est permis d’établir que même le conservatisme libéral est logiquement lié aux extrêmes conséquences révolutionnaires ».

Une fois admis que l’autorité peut être discutée, il est loisible d’en arriver. à sa négation ; aussi doit-elle s’imposer au nom de la divinité même, indiscutable. La tyrannie ne peut donc que se réclamer forcément d’un caractère divin. C’est ce qui explique le cléricalisme fasciste.

L’État absolu ne saurait ensuite tolérer aucune autonomie locale. La commune s’administrant avec quelque indépendance et nommant son Conseil et son maire fut supprimée et il n’en resta plus qu’une division administrative, avec un podestat, sorte de dictateur local, nommé par le pouvoir central et entièrement à sa dévotion. La suppression des Conseils communaux entraîna celle des Conseils provinciaux (Conseils généraux en France), le préfet devenant à son tour dictateur provincial. À remarquer toutefois qu’à côté de l’autorité officielle, il y a aussi celle des Fasci locaux, auxquels podestats et préfets, sans compter l’organisation judiciaire elle-même, ne peuvent le plus souvent résister.

Nous ne dirons rien du Sénat et du Parlement italiens. Toute opposition y est interdite et ils ne se réunissent plus que pour sanctionner tout ce qui leur est soumis et pour fournir à Mussolini et à ses ministres l’occasion de quelques grands discours. Ils vont d’ailleurs être réformés aussi sur la soi-disant base des corporations.

Car le fascisme se proclame lui-même un État corporatif et d’aucuns ont eu la naïveté d’y voir une expérience intéressante. De quoi s’agit-il en réalité ? Un pouvoir, pour être vraiment absolu, doit aussi dominer toute la vie économique. De là cette idée de soumettre au contrôle de l’État toute activité économique et d’empêcher ceux qui ne font pas ouvertement acte d’adhésion au régime d’en exercer aucune. À cet effet, rien ne peut mieux servir que des corporations créées par l’État, après avoir interdit toute association libre ou lui avoir ôté les fonctions qui en font sa raison d’être.

Déjà, aux temps de l’ancienne Rome existaient des corporations ouvrières. Levasseur, dans son Histoire des classes ouvrières avant 1789, nous dit :

« Aussi loin qu’on remonte dans l’histoire ou dans la tradition on trouve à Rome des associations, et particulièrement des associations de métier, désignées par les écrivains sous les noms de collegium, corpus, sodalitas, sodalitium, etc… »

Leur rôle est ainsi défini par Waltzing :

« En résumé, la religion, le soin des funérailles, le désir de devenir plus forts pour défendre leurs intérêts, pour s’élever au-dessus du commun de la plèbe, le désir de fraterniser et de rendre plus douce leur pénible existence, telles étaient les sources diverses de cet impérieux besoin d’association qui travaillait la classe populaire. »

Levasseur, après avoir retracé ensuite les différentes phases par lesquelles ces organisations plus ou moins libres, autorisées ou tolérées ont passé, nous conte comment elles devinrent enfin institution d’État et instrument de la tyrannie impériale :

« Les empereurs en vinrent, au ive siècle, à considérer le travail industriel non comme un droit qu’ils devaient protéger, mais comme un service public, dont ils pouvaient exiger l’accomplissement et les collèges comme les organes de ce service. Ils l’exigèrent d’autant plus rigoureusement que le service intéressait davantage la subsistance de Rome et des grandes cités ; de là, les obligations qui pesèrent sur les collèges de naviculaires, de boulangers, et aussi les immunités qui en étaient la compensation. Au ive siècle, quand, l’industrie s’alanguissant, les artisans cherchèrent à se dérober à un travail devenu sans doute improductif, les empereurs, considérant ce travail comme une fondation d’État obligatoire, retinrent par la force les membres dans leur collège, et le collège devint ainsi une sorte de prison.

« Les manufactures de l’État, réputées plus nécessaires encore que les industries de l’alimentation, étaient une véritable prison pour les hommes libres comme pour les esclaves qui y étaient attachés ; on les marquait d’un fer rouge comme le bétail.

« Au lieu d’être une personne se mouvant et se groupant librement dans le cadre d’une organisation économique qui le protégeât, l’individu n’était plus qu’une pièce d’un grand échafaudage vermoulu, laquelle ne pouvait pas se déplacer, ou qu’il fallait immédiatement remplacer, de crainte que l’ensemble du système se faussât et que le tout s’écroulât. »

Ce n’est pas la seule fois que nous voyons dans l’histoire la tyrannie s’emparer ainsi de l’organisation économique. La monarchie féodale en fit de même pour vaincre et asservir les Communes libres. De ces corporations indépendantes qui avaient fait leur force et leur grandeur, elle fit une institution royale et dès lors elles ne pouvaient plus être qu’une arme de la tyrannie. C’est ce que le même Levasseur nous fait remarquer :

« C’est par ignorance de l’histoire que des publicistes ont attribué à l’ancienne corporation le mérite d’avoir été la protectrice de l’ouvrier : faite par les maîtres, elle protégeait les maîtres, et, d’accord avec la police royale, elle tenait en général l’ouvrier dans une dépendance étroite. La corporation était une sorte de coalition tacite et permanente contre la hausse des salaires, quoiqu’elle n’eût pas la puissance d’empêcher complètement le jeu de l’offre et de la demande. »

Mussolini ne fait donc qu’essayer par ses corporations d’État, après destruction des associations libres, ce que d’autres tyrannies poursuivant le même but d’absolutisme avaient déjà fait. Ici encore rien de nouveau, n’en déplaise à certains renégats du syndicalisme italien qui prétendent le contraire.

En résumé, la doctrine fasciste est cléricale, centraliste et étatiste. Inutile de faire ressortir qu’en matière de politique étrangère, elle ne peut être qu’impérialiste, d’autant plus que le fascisme n’est qu’un nom d’occasion du nationalisme.

Une dernière remarque. Pour combattre notre antiétatisme, les socialistes ont souvent prétendu que nous n’étions que des alliés du libéralisme bourgeois visant aussi à la diminution du pouvoir de l’État. Laissons de côté tout ce qu’il y a d’inexact et même d’entièrement faux dans cette affirmation, et constatons que la pire forme de réaction, le fascisme, se prononce pour l’omnipotence de l’État. « Tout par et pour l’État, rien en dehors de l’État. » C’est pourquoi l’antifascisme ne saurait en somme signifier avant tout et surtout qu’antiétatisme. ‒ L. Bertoni.

 

 

Une autre caractéristique du fascisme : il érige la violence en système. Il a le culte de la violence, de la violence en elle-même. C’est en cela que la violence réactionnaire se distingue, entre autres, de la violence révolutionnaire. Le révolutionnaire a le respect de la vie humaine et n’a recours à la violence que forcé par la violence du régime qu’il combat. Son idéal est la solidarité de tous, de tous les producteurs, la fin de toute iniquité, de toute exploitation. Le révolutionnaire ne saurait être un défaitiste du progrès humain. Il croit en un meilleur avenir de l’humanité, en un avenir sans classes, donc sans violence de classe.

Le fascisme, au contraire, défendant le régime de l’exploitation et de la violence, croit ou feint de croire que la violence est éternelle, bienfaisante, réconfortante (voir Joseph de Maistre, de Bonald, Proudhon, Nietzsche, Georges Sorel, Bernhardi, Foch et autres hommes de guerre et de réaction plus ou moins illustres). Il cherche à éterniser le régime des classes antagonistes opposées, et, avec elles, le règne de la violence.

La guerre, avec son culte de la violence « bienfaisante, nationale et patriotique », a été la meilleure préparation fasciste. Quand nous disions et écrivions que la guerre mondiale impérialiste marquerait le retour à la barbarie du moyen-âge, avec son Faustrecht, son droit du plus fort, c’était l’exacte vérité, que le fascisme se charge de justifier à chaque pas.

Nous n’avons pas le droit de quitter le fascisme sans noter qu’en dehors de la guerre, c’est le socialisme réformiste qui lui a préparé le terrain favorable. En effet, en désarmant le prolétariat moralement, intellectuellement et politiquement par sa propagande des illusions démocratiques, il a livré les masses aux bandes fascistes qui savaient d’avance qu’elles ne rencontreraient aucune résistance effective.

Les réformistes confondent l’idéal, le but final socialiste avec les moyens, le point d’arrivée avec le point de départ. Oui, notre but final est l’harmonie, la solidarité, la paix définitive, la fraternité même.

Mais avons-nous le droit d’oublier que nous vivons dans une société basée sur la lutte des classes, armée jusqu’aux dents, et ne prêchant la non-résistance au mal qu’aux faibles, qu’aux opprimés et aux exploités ?

Désarmer le prolétariat, c’est armer les fascistes. Dire aux prolétaires qu’il suffit d’attendre le coup des majorités parlementaires, c’est livrer la classe ouvrière aux coups de main fascistes.

Même si le prolétariat a la majorité au Parlement, la classe capitaliste ne cèdera pas. Elle brisera, par la force, sa propre légalité parlementaire. Le fascisme deviendra mondial. Nous voyons chaque jour la tache noire fasciste s’élargir, s’étendre sur un grand nombre d’États. Avec les progrès du prolétariat, le fascisme grandit et se développe. Le dissimuler, c’est trahir la classe ouvrière ou être dupe de sa propre ignorance, de ses illusions « démocratiques ».

Autre trait du fascisme : il s’adresse de préférence aux anciens socialistes, en leur confiant la direction. Mussolini est un ancien militant socialiste. Millerand aussi. Et j’en passe. Le fascisme, c’est le rendez-vous de tous les crimes, de toutes les vilenies, de toutes les trahisons.

Tout en jetant bas son masque démocratique et légaliste, le fascisme a tout de même, pour entraîner les foules inconscientes, besoin de se draper d’un intérêt général. C’est l’ordre. C’est la patrie. Le coffre-fort se dissimule dans les plis du drapeau national et de l’ordre sacré.

On peut aisément démontrer que les autres forces contre-révolutionnaires, en soutenant et en préconisant ces mêmes devises : ordre et patrie, doivent fatalement, qu’elles le veuillent ou non, aboutir aux mêmes tactiques, aux mêmes actes que le fascisme, qui joue le rôle de précurseur et de modèle à tous les défenseurs quand même du régime capitaliste et impérialiste. La contre-révolution est une et indivisible. ‒ Charles Rappoport.