Non-ingérence ?

Si nous dénonçons comme perfides et néfastes la très grande majorité des ingérences étatiques, nous n’en combattons pas moins le principe de non-ingérence, qui permet tous les chantages et toutes les complicités, et qui sert de prétexte à de scandaleux silences face aux scandaleuses atrocités. Nous ne saurions approuver une non-ingérence qui, une fois qu’on a balayé (ou épousseté) devant sa porte, interdirait de vérifier si le voisin en a fait autant.

Dans d’autres domaines, le préjugé persiste et survit. Au nom de la souveraineté nationale et de la non-ingérence, toute action d’envergure, par exemple, est à peu près paralysée contre la sanguinaire et atroce coutume de l’excision, qui dans les pays animistes et quelques pays musulmans, mutile des millions de femmes pour la vie et les prive de plaisir sexuel.

La non-ingérence est un principe que les esprits libres n’ont jamais admis.

Quand ils regardaient par-delà les frontières et signalaient les crimes qui s’y commettaient, les hommes libres avaient-ils tort, et auraient-ils dû dire ceci : « ça se passe chez les autres, ça ne nous regarde pas » ? C’eût été lâcheté et aveuglement. Les frontières, qui n’arrêtent pas les chars de l’oppression et de la répression, ne sauraient être des barrières imperméables pour la liberté, ni des tabous inviolables pour la vérité. Et nous-mêmes, aux jours de despotisme, n’avons-nous pas souhaité l’ingérence et l’intervention des « autres », c’est-à-dire de frères étrangers et de compagnons lointains ?

Je sais bien qu’on dit que, n’ayant pas vocation pour participer au pouvoir, nous sommes des « irresponsables ». A droite, au centre et à gauche, on nous qualifie de la sorte. Pourtant, on nous fait payer cher la moindre incartade, la transgression la plus bénigne : preuve qu’on nous tient bien pour responsables de nos actes.

Les irresponsables, les vrais, ce sont les hommes d’Etat, puisqu’ils accumulent les fautes, multiplient les crimes, collectionnent les turpitudes, sans même que ça leur coûte leur place, sans jamais – ou presque jamais – payer la note, sans répondre de leurs agissements, comme des gens aliénés ou interdits qui ne sont pas responsables de ce qu’ils font. L’ingérence dans leurs affaires, nous y sommes favorables (coucou Sarko, Fillon, Léotard…), et nous l’avons toujours exercée dans la mesure de nos dérisoires moyens.

Nous avons crié les premiers contre les crimes d’Hitler et pris la défense de ses victimes : ingérence. Nous avons crié les premiers contre les crimes de Staline et subi les premières injures de ses partisans : ingérence.

Nous avons, au temps de la non-intervention, pris les premiers le parti de la Révolution libertaire en Espagne contre le fascisme qui allait l’écraser : ingérence. Impardonnable ingérence !

Ce droit d’ingérence, reconnu ou non, nous le prenons. L’ingérence des Etats est toujours un calcul, et leur non-ingérence toujours une duperie. L’une ou l’autre, c’est toujours Machiavel qui l’inspire. Mais il ne saurait y avoir de non-ingérence pour les hommes libres. La non-ingérence des hommes libres tant qu’il y a des tyrannies serait une démission et un déshonneur.

PVB.