Soral et Kropotkine
La confusion règne à tous les étages. La preuve, une réédition de L’entraide de Pierre Kropotkine par le militant d’extrême droite, Soral, en 2019. Pour qui connaît les écrits de Kropotkine, ces derniers ne peuvent être récupérés par l’extrême droite surtout quand un Soral affirme que Kropotkine est entre Bakounine et Lénine. Ce qui est une imbécilité car les anarchistes de toutes tendances se sont toujours opposé à la dictature du prolétariat par exemple. Mais revenons à l’entraide de Kropotkine, livre qui a été complété par un dernier ouvrage, l’éthique. Parler de l’entraide sans parler de l’éthique, c’est passer à côté de l’essentiel car pour Kropotkine, théoricien du communisme anarchiste, c’est le désir de la grande fraternité des hommes qui parcourt son oeuvre, tout le contraire des militants d’extrême droite qui véhiculent la haine, clivent la société et prônent finalement un élitisme qu’ils sont pourtant rapides à pourfendre en théorie mais pas dans leur pratique.
Kropotkine avec l’entraide et l’éthique se trouve à l’avant-garde de l’écologie et de l’instinct de sociabilité. Il répudie aussi bien les principes religieux que les entités métaphysiques. Il dénie à la morale toute origine supra-humaine ; les chrétiens, les musulmans et autres sectes religieuses ne peuvent rivaliser avec la science qui a appris à l’homme à ne se considérer que comme une parcelle infiniment petite de l’univers. Il n’est nullement l’objet d’une sollicitude particulière du « Créateur ». Foutaises que tout cela.
Pour Kropotkine, le plus grand bonheur du plus grand nombre d’hommes a cessé d’être un rêve, une utopie ; il peut être atteint : « On a reconnu, en même temps, que le bien-être et le bonheur d’un peuple entier, et même d’une classe, ne peuvent être fondés, même temporairement, sur l’oppression d’autres classes, d’autres nations, ou d’autres races. »
Aucun militant d’extrême droite ne peut admettre et se référer à ce que dit Kropotkine ci-dessus. Ce dernier se situe dans l’optique d’Elisée Reclus sur le plan de l’éthique et de Proudhon au niveau de la Justice et des notions d’équilibre. On doute fort que la fachosphère ait compris que, sans le grand tout, notre « Moi » n’est rien et que le « Moi » ne peut pas se définir en l’absence d’un « Toi ». Et il faut à l’homme utiliser l’énergie de la nature.
Dans la pensée anarchiste, il est inadmissible d’imposer aux classes ouvrières le fardeau de la misère et de l’oppression pour procurer le bien-être à quelques-uns et leur permettre de poursuivre la culture de leur esprit : « L’aisance pour tous – sans que personne se voie imposer le fardeau d’un travail écrasant et annihilant toute personnalité – est désormais possible ; l’humanité peut enfin reconstruire toute sa vie sociale sur les bases de la justice. »[1]
Ecologiste avant l’heure et antiraciste, Kropotkine se fait le chantre de la diversité et condamne toute oppression et domination : « Ensuite, revenant à une idée qui, jadis, commençait à percer dans l’ancienne Grèce, la science moderne a suivi pas à pas l’évolution merveilleuse des formes vivantes, depuis les plus simples, méritant à peine le nom d’organismes, jusqu’à la diversité infinie des êtres qui peuplent actuellement notre planète et lui donnent sa plus grande beauté. »[2]
Pour Kropotkine, l’éthique est la science des fondements de la morale.[3] Le but auquel nous tendons est moral. But qui néanmoins doit appartenir au monde réel : « C’est dans la vie, et non point dans un état en dehors de la vie, que nous devons trouver notre satisfaction morale. »[4]
Pour les anarchistes, mais pas qu’eux, tout être vivant est, dans une très grande mesure, le produit du milieu où il vit.
Le socialisme dont l’anarchisme est une branche propage des systèmes de morale non fondés sur la religion ayant pour base un vaste mouvement économique. C’est une reconnaissance de la lutte des classes.
Et le soutien mutuel au sein d’une même espèce est nécessaire au maintien et à la prospérité de l’espèce d’où l’importance de l’entraide pour la persistance des espèces animales et de l’humanité, et surtout pour leur développement progressif, pour leur évolution.[5]
Kropotkine est un savant qui analyse les faits, pose des hypothèses et vérifie si celles-ci sont valides dans le temps : « Sans chercher le moins du monde à atténuer le fait qu’un nombre immense d’animaux se nourrit d’espèces appartenant à d’autres groupes du monde animal ou d’espèces plus petites du même groupe, j’ai montré que la lutte, dans la nature, est circonscrite le plus souvent à une lutte entre espèces différentes, mais qu’au sein de chaque espèce, et très souvent au sein d’un groupe formé par des espèces différentes mais vivant en commun, l’entraide est la règle générale. […] L’entraide est le fait dominant dans la nature. »[6]
Précurseur, ses idées sont toujours valables aujourd’hui à l’heure du réchauffement climatique et feraient bien d’être comprises à leur juste valeur:
« Mais si l’entraide est si largement répandue dans la nature, c’est parce qu’elle donne aux espèces animales qui la pratiquent des avantages tels que le rapport des forces s’en trouve complètement changé, au désavantage des animaux de proie. Elle constitue la meilleure arme dans la grande lutte pour l’existence que les animaux mènent constamment contre le climat, les inondations, les orages, les tempêtes, la gelée, etc. ; elle exige constamment d’eux de nouvelles adaptations aux conditions sans cesse changeantes de la vie. »[7]
Sentiments de bienveillance, de justice, d’équité, d’égalité, d’abnégation, de générosité, voilà la panoplie d’une éthique humaine, du moins celle dont les libertaires se réclament.
Périodes transitoires de régression (régrès dont parle Reclus) mais nouveaux progrès…tendances à améliorer les relations entre les hommes, tendances à atteindre au cours de l’évolution future, voilà de même les pistes à explorer :
« Et à mesure qu’augmentent dans les sociétés civilisées les moyens de satisfaire les besoins de l’ensemble de la population et que se trouve ainsi déblayée la voie pour une intelligence plus haute de la justice pour tous, les exigences éthiques deviennent nécessairement de plus en plus hautes. »[8]
La croyance au progrès est confirmée par la connaissance scientifique.
Envie de se perfectionner, harmonie entre son individualité et le souci de ses proches c’est-à-dire entre la tendance personnelle et la tendance sociale, ces sentiments sont inhérents à l’homme et la femme.
Le fossé entre les anarchistes et les militants d’extrême droite est béant. Ces derniers utilisent davantage la peur des autres, les fake-news, la désinformation scientifique…alors que les anarchistes recherchent la vérité et le progrès.
L’extrême droite s’appuie sur l’opinion publique qui balance entre deux extrêmes : le retour désespéré aux croyances religieuses ou au complotisme (substitut aux superstitions…) et des individualisations « supérieures » qu’il suffit à chaque époque trouble de suivre sans remettre en question leurs discours. Les gens qui déclament que la guerre civile est là, ceux qui sont antisémites, racistes…ne peuvent prétendre à une filiation quelconque avec Kropotkine même s’ils affirment que celui-ci est un honnête homme.
L’anarchisme s’appuie sur l’instinct de sociabilité qui se manifeste par les actes d’entraide, une volonté de justice et d’égalité entre les hommes et les femmes, une générosité c’est-à-dire une morale indispensable à l’existence de toute société désireuse de vivre harmonieusement.
Patoche (GLJD)
[1] Pierre Kropotkine, L’éthique, Stock + Plus, 1979, P.13
[2] Pierre Kropotkine, L’éthique, Stock + Plus, 1979, P.14
[3] Pierre Kropotkine, L’éthique, Stock + Plus, 1979, P.16
[4] Pierre Kropotkine, L’éthique, Stock + Plus, 1979, P.24-25
[5] Pierre Kropotkine, L’éthique, Stock + Plus, 1979, P.27
[6] Pierre Kropotkine, L’éthique, Stock + Plus, 1979, P.27
[7] Pierre Kropotkine, L’éthique, Stock + Plus, 1979, P.27-28
[8] Pierre Kropotkine, L’éthique, Stock + Plus, 1979, P.32