Quel élitisme pour l’anarchiste ?

Ce qui fait qu’un individu se situe dans l’élite non conformiste plutôt que dans la masse grégaire est très souvent le fait du hasard. Hasard de la naissance, de l’éducation, du conditionnement, du milieu évolutif, etc. Telles personnes auront la chance de côtoyer des natures évoluées, épanouies et de s’enrichir à leur contact ; telles autres ne fréquenteront jamais que des êtres bornés et médiocres.

Le hasard ne fait cependant pas tout. Pour profiter pleinement d’un milieu favorable à l’épanouissement de la personnalité, encore importe-t-il de posséder en soi des qualités de curiosité, de volonté et de réceptivité. Notre société tient généralement en piètre estime la pensée libre et originale. Et celui qui n’est pas sensible aux séductions du profit et des honneurs officiels ne doit pas s’attendre à la considération de ses contemporains.

Dans cette civilisation mercantiliste et « performante », l’énarque et le technocrate, quand ce n’est pas le trader, le flic et le « para », représentent l’élite du système. C’est dire que tout ce qui passe pour intellectuel, artiste, et poète ou contestataire est l’objet d’un mépris d’autant plus écrasant que les tentatives de récupération par le système se révèleront moins efficace.

Rejetés par la société de consommation et de profit autant qu’ils la rejettent eux-mêmes, les marginaux répondent par une surenchère de mépris. Cette attitude – fort compréhensible au demeurant – contribue à les isoler plus complètement du peuple et restreint considérablement leur audience.

N’y aurait-il donc pour l’élite que cette seule alternative possible : le ghetto ou la tour d’ivoire ?

De même que l’autorité peut être naturelle ou artificielle, l’élite peut être réelle ou factice. La première relève de l’esprit : elle est rationnelle ; la seconde procède des sens : elle est essentiellement émotionnelle.

« Rien de plus difficile, note Georges Palante, que de dire à quel signe on reconnaîtra l’élite, c’est-à-dire la supériorité intellectuelle ; car la prétendue supériorité sociale n’a aucune signification. Une seule chose est sûre : c’est que la supériorité intellectuelle et morale est chose essentiellement individuelle. Elle réside dans un individu, non dans une famille ni dans une classe. Il n’y a pas de « classe d’élite », il n’y a que des individus d’élite ».

Rien de plus vrai. Et pas plus que de classe d’élite, il ne saurait exister de « corps d’élite ». Désigner par ce vocable, comme il est hélas fréquent, l’agglomérat de (cherchez le qualificatif qui convient) que constituent les formations de légionnaires, de parachutistes, de « marines » ou de Waffen SS, c’est véritablement le comble de l’impudence et de l’absurdité.

Seul peut se prétendre de l’élite l’individu ayant formé sa personnalité propre et affranchi de tous les comportements et préjugés grégaires.

Cependant être artiste ou intellectuel ne confère pas de brevet de supériorité. Combien de « savants », de « penseurs » ou d’artistes de renom ne sont en réalité que de fades conformistes.

L’élite naturelle, celle de l’intelligence, du savoir et du cœur, ne vise ni à endoctriner ni à dominer. Elle s’efforce d’éclairer et de convaincre. Elle partage. Elle tend à amener autrui à son propre niveau. Au lieu de flatter la médiocrité, elle la fustige. Elle ne se laisse circonvenir ou dominer ni par l’argent, ni par le pouvoir, ni par les honneurs. Elle est incorruptible.

Dans l’encyclopédie anarchiste, Edouard Rothen nous donne sa définition de l’élite : « Est de l’élite tout individu qui ne suit pas l’ornière commune où se traînent tous les préjugés avec toutes les rancoeurs et toutes les résignations. Est de l’élite celui qui cherche à s’instruire, à voir la vérité sur la condition humaine, à comprendre d’où vient le mal social et à lui porter remède. Est de l’élite celui qui s’efforce d’instruire les autres, qui recherche avec eux les moyens de la libération commune et pratique la solidarité dans l’équipe et la bonté. Est de l’élite celui qui prépare la révolution des cerveaux et des bras, de l’intelligence et des cœurs, pour échapper à la dictature parasite, renverser les idoles, briser les chaînes et fonder la société où la justice régnera sur tous les hommes. »

Le nécessaire besoin de solidarité et d’harmonie sans quoi une élite véritable est inconcevable.

Il est évident que tous les politiciens, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite ne peuvent se réclamer de l’élite ; pas plus que les religieux, les bigots, les faiseurs de fric etc.

Par contre, on constate aisément qu’il n’est guère possible d’appartenir à l’élite des hommes et des femmes qui pensent et qui raisonnent sans être assez proche des idées libertaires.

L’élite représente ce qu’il y a de meilleur, de plus noble et de plus élevé dans la nature humaine. Pourquoi donc n’y inclurait-on pas ceux et celles dont l’idéal vise précisément à réaliser ce qu’il y a de meilleur et de plus juste ? Les rapports harmonieux de l’homme parvenu au stade adulte avec le milieu de même nature, c’est le principe même de l’écologie libertaire.

D’après A. P.