Proxénètes de la misère

Nous reproduisons un article paru dans notre journal « Le libertaire » en décembre 1987 suite à certaines déclarations actuelles prétendant que les anarchistes ont délaissé le combat anticlérical dans les années 1980-90 et auraient été avec bien d’autres (universitaires, gauchistes…) complaisants avec les Frères musulmans et l’intégrisme religieux.

« Proxénètes de la misère

L’intégrisme religieux est à nos yeux sans importance aussi longtemps qu’il est sans danger pour la liberté de l’individu et de la laïcité des institutions. Pour qui ne va pas à la messe et n’est contraint par personne d’y aller, qu’elle soit dite en latin, en Français ou en verlan est chose tout à fait indifférente. Mais si, de la religion, l’intégrisme déplace son ombre sur la société, il devient l’adversaire qui dresse à nouveau des obstacles que les combats anciens avaient renversés.

On connaît, et l’on tient à l’œil, les manœuvres que déploie un certain intégrisme catholique pour réintroduire dans le culte des rites obsolètes. Encore une fois, cela ne nous gêne en rien tant que ces manifestations restent circonscrites au périmètre des sanctuaires. La vigilance s’impose néanmoins si l’on sait que l’eau bénite ne reste jamais en repos, qu’elle cherche toujours à ronger et à saper le terrain que la libre pensée lui a arraché, que tout ce qui se recommande de la foi renferme une menace implicite de tyrannie et de sujétion. (1)

A l’heure actuelle, l’intégrisme islamique est exacerbé. Il est délicat d’en parler parce qu’on ne peut employer le même langage selon qu’il est question des masses profanes au sein desquelles il imprime ses mouvements et ses désordres, ou des inspirateurs religieux de ceux-ci, qui sont souvent des politiciens sacralisés et des proxénètes de la misère.

Il y a dans l’Islam, fertile en sectes et en coteries, des gens qui, pour en profiter, poussent le peuple à des révolutions certes amplement justifiées mais dont ceux qui les auront faites s’apercevront trop tard qu’elles ont été détournées de leur but premier. Dans sa projection populaire, l’intégrisme est une expression de la pauvreté, la longue plainte du sous-développement. Mais en quoi le retour à des traditions périmées, parfois atrocement barbares, pourrait-il guérir les maux qui s’expriment dans ce gémissement ?

Le christianisme primitif, renverseur d’idoles dont les adorateurs n’eussent pas demandé mieux que de pactiser avec lui en annexant Jésus entre Neptune et Vulcain, attestait déjà, jusque dans la répression stoïquement subie, les turbulences secrètes des classes déshéritées ; même si l’idée de susciter et de l’exploiter naquit dans les milieux aristocratiques avides de récupérer les résultats, sa pure essence se situe parmi les masses les plus démunies, où il enflamma les révoltés, c’est-à-dire les martyrs.

Dans tous les coins de la planète, l’homme est ainsi fait qu’il aime enrober ses revendications les plus matérielles de voiles plus nobles ; il invoque alors l’autorité des prophéties, des écritures, des divinités. En réalité, des impératifs terre à terre gisent au fond de ses actes les plus éthérés.

Sans les conditions de paupérisme qui la favorisèrent, la ruée musulmane d’après l’hégire n’eût pas été ce qu’elle fut. Les caravaniers du littoral de la Mer Rouge venaient de tomber en chômage à cause des nouveaux cotres érythréens qui assuraient le cabotage des marchandises, un peu comme les postillons de diligence et les mariniers de coche d’eau du XIXè siècle durent rendre qui leur fouet, qui leur gaffe, lorsque parut le chemin de fer. La côte arabique fut menacée d’un appauvrissement général accru par la surnatalité ; la guerre sainte allait déferler sur le monde. La guerre sainte est l’aboutissement motivé de l’intégrisme. Jaurès dirait que celui-ci la porte en ses flancs comme la nuée l’orage, et Clausewitz qu’elle en est la continuation par d’autres moyens.

Plus de 1200 ans après, le chômage et l’indigence ont fait flamber des îlots d’intégrisme dans la très occidentale Tunisie. Quel aveuglement de la part de Bourguiba ! Les pauvres de son pays avaient choisi pour s’exprimer la matérialiste et laïque Union des Travailleurs ; le « combattant suprême », s’estimant couché en joue sur sa gauche, la démantela. Mais la vox populi doit s’exprimer. Elle ramassa et emboucha le vieux porte-voix fêlé des muezzins avantageusement remplacé de nos jours au sommet des minarets par de très scientifiques hauts-parleurs, et se mit à claironner les folles sourates de l’intégrisme. Bourguiba se jugea menacé sur sa droite, et se retourna contre les islamistes, dont deux furent pendus quelques jours avant que lui-même fut destitué.

Moubarak en Egypte, aurait tort de ne compter que sur la matraque et la potence pour venir à bout de l’intégrisme islamique. Une répartition équitable des terres le long du Nil et dans le Delta serait sans doute plus efficace, et en tout cas plus sympathique ; d’autant plus que l’exemple de l’intégrisme, à peu près maître du pouvoir dans le Soudan voisin, n’est ni très attrayant ni très communicatif, étant vomi, du reste par le Sud noir et par une bonne partie du Nord sémitique.

Quand tout organe lui fait défaut, la misère, ou tout simplement le mécontentement, requiert la religion pour servir de vecteur empirique à ses doléances : on en voit un exemple frappant en Pologne, pays resté très imprégné de catholicisme. En empruntant cette voie oblique, la protestation des abandonnés de l’économie peut atteindre les paroxysmes de l’intégrisme provoquant et suicidaire. C’est ce qui se passe dans les pays d’Orient et du Maghreb, où l’opulence scandaleuse de quelques-uns côtoie et bafoue les multitudes à demi-faméliques.

La misère est incompressible. Il lui faut un exutoire pour ses plaintes et ses récriminations. Les « Enragés » de la Révolution française – menés par un ancien vicaire – furent des intégristes athées, porte-parole de ceux qui souffraient le plus.

On a maintenant l’intégrisme des ayatollahs. Cet intégrisme religieux est un piège à pauvres. Ces barbus, ces calottes blanches et autres pieux meneurs qui attisent l’intégrisme parmi le sous-prolétariat des bidonvilles, ce sont souvent des étudiants riches, des marchands trop sobres pour être honnêtes, des ambitieux qui rêvent d’une carrière à travers la démagogie rigoriste qu’ils servent aux analphabètes et aux illuminés.

Moteur d’une révolution passéiste, racisme idéologique en action, l’intégrisme ressuscite ce dogmatisme religieux que les défenseurs ou plutôt les conquérants de la liberté ont mis des siècles à extirper chez nous.(2)

La misère a ses proxénètes ; les chefs intégristes en sont. Naïvement bénévole ou malignement intéressé, l’intégrisme est une prostitution spirituelle de la misère. »

PVB (le libertaire de décembre 1987)

  • Par exemple, le 13 mai 2023, des militants de Civitas avaient fait annuler le concert de Kali Malone dans l’église Saint Cornély de Carnac (Morbihan).  Devant l’église, on les avait entendus entonner des chants religieux et réciter le Rosaire en latin… Sous le porche, ils empêchaient à une trentaine d’intégristes, la tenue d’un concert de l’artiste américaine Kali Malone (compositrice et organiste américaine) dans l’édifice religieux, le jugeant « profanatoire ». Vade retro satanas ! Comme quoi, on peut interdire Civitas, cela n’enlève pas son degré de nuisance.
  • L’ex califat de Raqqa, les islamistes au Sahel et en Afrique du Nord, les Talibans en Afghanistan etc. sont de multiples exemples de la nuisance de l’intégrisme musulman qui prospère sur la misère des peuples. Son idéologie mortifère fait même des ravages dans certaines cités françaises et certains quartiers: pression sociale pour que les femmes portent le voile, que les jeunes pratiquent le ramadan, coups portés pour la réputation d’une sœur, remise en cause de l’enseignement, séparatisme dans de nombreux domaines : santé, écoles…L’intégrisme avance à pas feutrés puis avec ses gros sabots. En Angleterre, des étudiantes font pression pour faire leurs prières dans les enceintes scolaires…