La peur n’est pas pacifiste

Le Long

La peur n’est pas pacifiste

Compagnons, resterons-nous longtemps dans la peau des moutons, des peureux, des suiveurs ? Serons-nous toujours ces éternels consentants, par la faiblesse de qui, toutes les Eglises autoritaires, tous les Etats souverains ont bâti leurs casernes et creusé leurs cimetières ?

Or, c’est d’abord en chacun de nous que peut commencer la libération : il s’agit de ne pas permettre à la guerre de pénétrer en nous et d’y accomplir son sale travail qui désintègre les âmes avant de détruire les corps : il s’agit de refuser de donner son consentement à l’idée de la catastrophe : il s’agit de chasser de notre esprit et nos entrailles l’angoisse et la peur de la guerre.

Une des erreurs psychologiques du pacifisme d’avant 1939 fut justement de fonder sa propagande sur la peur. Le raisonnement était le suivant : ne pas cesser de faire peur aux foules en leur présentant les horreurs monstrueuses de la guerre ; développer une telle marée de peur que celle-ci suscitera la révolte salvatrice, le magnifique geste du refus collectif, du NON sacré à la guerre !

Que certains politiciens d’aujourd’hui, de faux pacifistes, s’empressent d’utiliser cet outil de propagande grossier et malsain pour essayer de mobiliser contre la terreur atomique, cela ne nous étonne pas. Mais les pacifistes ne doivent pas s’accrocher à leur remorque. Car la peur n’est pas pacifiste.

La peur n’est pas bonne conseillère. La peur n’est pas le commencement de la sagesse. Elle est le commencement de la folie collective et de l’abandon aux fatalités guerrières. Avoir peur d’un être ou d’un événement, paralyse ou bien engage parfois à fuir, à se suicider, mais jamais à lutter contre et plutôt à se jeter dans ses bras. Craindre, c’est appeler inconsciemment ce qu’on craint, c’est désirer la venue de l’être ou de l’événement craint, et augmenter ainsi infiniment leur puissance. La peur est un vertige. Elle invite d’abord à l’inaction et à la lâcheté, puis à l’acceptation. Elle développe l’idée de la fatalité et notre misérable faiblesse. La peur est une espèce de paratonnerre qui appelle l’orage sans protéger la maison. La peur de la guerre, c’est le premier signe d’adhésion à la guerre…Jamais elle ne sera capable d’inviter au sublime refus de l’objecteur de conscience, de l’insoumis. Elle est le contraire même de cette force d’âme, de ce courage conscient et volontaire que réclame la vraie paix.

Comment pensait-on vaincre la guerre par la peur, c’est-à-dire, supprimer par elle la puissance des forces obscures, violentes et primitives, dont elle est l’émanation directe ? Celui qui ne peut vaincre la peur sera incapable de vaincre la guerre. La peur n’est pas une alliée pour le pacifiste, mais une ennemie au même titre que la guerre elle-même.

Si les pacifistes ont pu longtemps commettre une telle erreur, la cause en est psychologique et facile à discerner : les pacifistes misaient sur la peur parce qu’ils croyaient à l’existence d’un instinct de conservation dont le mécanisme salvateur serait déclenché dans les foules grâce à la peur.

J’affirme au contraire que :

–          Il n’y a pas de bons instincts, de « bon sauvage », de bonne Nature ;

–          Il n’y a pas d’instinct de conservation.

Le mythe rousseauiste de la bonne origine de l’homme continue à sévir et pourtant il a fait faillite. Cet homme primitif qui ne faisait pas la guerre, qui partageait ses richesses selon l’égalitarisme, qui vivait solitaire et paisible dans ses forêts et que seule la société a corrompu, cet homme-là est aussi légendaire que le Petit Poucet ou que la Belle au bois dormant. Il n’a jamais existé que dans l’imagination de Jean-Jacques Rousseau.

L’homme primitif était grégaire, carnivore, belliqueux et nous en sommes ses proches descendants, hélas !

Le retour à la Nature, à ses instincts, n’est pas un progrès, mais une décadence (un régrès aurait dit Elisée Reclus). Il s’agit au contraire d’en sortir. Miser sur un instinct – quel qu’il soit- pour nous libérer de la guerre, c’est nous enfoncer davantage encore. Contrairement à la pensée de Rousseau : « L’Homme est né libre et partout il est dans les fers », tout ce que nous pouvons affirmer comme l’indiquait Bakounine, c’est que l’homme est destiné à la liberté.

L’expérience révèle que l’instinct de conservation, l’égoïsme élémentaire de l’homme voulant sauver sa vie est toujours dépassé par d’autres instincts dont l’appel est plus impératif (instinct guerrier de domination, de destruction, volonté de puissance – instinct grégaire – instinct sexuel, volonté de possession, etc.) et à la poursuite desquels l’homme oublie tout danger et le sens (qu’on pourrait croire primordial) de sa conservation physique ou morale. Qu’importent les accidents, les maladies, la mort même pour l’être mené par la puissance obscure et irrationnelle de l’instinct. La représentation du danger qu’il risque ne le pénètre pas, ne l’influence aucunement. C’est ainsi que Saint-Exupéry nous montrait dans « Pilote de guerre » un aviateur qui offrait sa vie spontanément et sans réfléchir à la patrie, mais qui au même instant refusait de prêter sa montre à un camarade. L’instinct de conservation se réveille moins facilement que celui de la possession matérielle.

Le propre de l’instinct étant l’aveuglement, la volonté illogique de satisfaire un désir ou de répondre à un appel, on peut se demander s’il y a vraiment un instinct de conservation. Celui-ci, en effet, contrairement aux autres instincts présuppose une réflexion, une suite logique des actes, un raisonnement de finalité, une représentation de l’avenir, un choix du pour ou du contre, un calcul d’intérêt.

De sorte que les pacifistes qui font appel à cet instinct pour vaincre la guerre, se trompent lourdement. La peur de ne pas réveiller la sagesse. Or comme il n’y a pas d’instinct de conservation quand on suscitera la peur, ce n’est pas la sagesse, la raison ou l’amour qui répondront, mais des instincts de cruauté, de violence, de haine, de vengeance et de sadisme, qui étoufferont une fois de plus la paix qu’on voulait préserver.

Sans doute cela ne rend pas la tâche du pacifiste plus aisée. Nous devons affirmer au contraire la seule vérité, la grave vérité :

–          La lutte contre la guerre, c’est la lutte contre l’instinct guerrier que nous possédons tous. Il faut surmonter la nature. Et pour vaincre l’homme primitif, seules les forces de la conscience et de l’amour seront efficaces.

Pacifisme n’est pas lâcheté, mais le plus haut des courages et des sacrifices. Chaque année des objecteurs de conscience et des insoumis le prouvent dans le monde, eux qui sont les seuls pacifistes authentiques. Le pacifisme est la seule puissance de sympathie universelle et un effort perpétuel de vérité.

Ce n’est pas parce que la guerre nous fait peur que nous nous dressons contre elle, mais parce qu’elle fait honte à l’homme en nous, parce qu’elle est indigne du sens que nous donnons à l’humanité et au progrès.

Ce n’est pas parce que nous craignons d’être tués que nous sommes contre la guerre, mais parce que nous ne voulons pas tuer notre semblable sous le miroir du ciel.

Enfin dans la mesure où le pacifisme affirme que le progrès ne vient pas des foules, mais de quelques individus inspirés, de quelques hommes de lumière, de personnes qui ont vécu selon leur pensée et pensé selon leurs actes, qui ont toujours, par l’exemple, montré la puissance victorieuse de l’homme sur le mal, le pacifisme ne peut rien avoir de commun avec la peur, ce sentiment grégaire.

Pierre B.