L’ordre, c’est de priver la majorité, tous ceux qui travaillent, de ce qui est nécessaire pour une vie hygiénique, pour le développement rationnel des facultés intellectuelles: c’est réduire les neuf dixièmes de l’humanité à l’état de bêtes de somme, vivant à peine au jour le jour, sans le droit même de ne pas penser aux joies que l’homme recherche de l’étude de la science, de la création de l’art …
L’ordre est misère et la faim est devenue l’état normal de la société; c’est le paysan irlandais mourant de faim, le paysan russe mourant de diphtérie, de typhus, de famine à cause de la rareté, au milieu des tas de blé exportés à l’étranger; ce sont les Italiens contraints de quitter les campagnes fertiles de leur pays, de parcourir l’Europe à la recherche de tunnels à percer et de travaux difficiles à faire, où ils exposent leur vie quotidiennement et où ils meurent écrasés dans leur jeunesse; c’est la terre prise au paysan et destinée à engraisser le bétail qui sert à nourrir les pois cajan; c’est la friche, abandonnée, sans culture, plutôt que de la restituer à quiconque déchirerait le pain sacré de sa famille avec l’effort de ses bras. L’ordre est la femme qui se vend pour nourrir ses enfants, Il est l’enfant réduit à la prison d’une usine ou à mourir de faim; c’est l’ouvrier transformé en machine. C’est le fantôme de l’ouvrier révolté aux portes des riches, du peuple indigné, armé comme un gigantesque Némésis aux portes des dirigeants.
L’ordre est une minorité insignifiante, éduquée dans les hautes sphères du gouvernement, qui pour cette simple raison s’impose aux majorités et éduque ses enfants à occuper plus tard les mêmes fonctions, afin de conserver les mêmes privilèges, par ruse, corruption, force et crime; c’est la guerre continue d’homme à homme, de commerce en commerce, de classe en classe, de nation en nation; le canon sans cesse en Europe pendant un seul instant est son souffle mortel; c’est la dévastation des champs, le sacrifice de générations entières à la guerre, la destruction en un an de toutes les richesses accumulées au cours de nombreux siècles de dur labeur.
L’ordre est la servitude, l’ennui de l’intelligence; c’est l’avilissement du genre humain entretenu par le fer, par le fouet et par le feu; c’est la mort continue par la grisaille, enterrant des milliers de mineurs malheureux détruits, transformés en épaves par la rapacité des patrons ou mitraillés, criblés de baïonnettes, s’ils tentent de se plaindre de leur chance noire. L’ordre, en somme, est l’étang de sang dans lequel ils ont noyé la Commune de Paris; c’est la mort de trente mille hommes, femmes et enfants, détruits par les bombes et les éclats d’obus, ensevelis avec le linceul blanc de chaux vive dans les rues de Paris; c’est le sort de la jeunesse russe condamnée à pourrir dans les prisons et à être enterrée dans les neiges de Sibérie; et le meilleur, le plus énergiquement pur, le plus héroïque, à être pendu par la corde du bourreau.
Regardons maintenant le désordre, ce que les gens sensés appellent le désordre.
C’est la protestation du peuple contre l’ordre ignoble actuel, la protestation pour briser les chaînes, détruire les obstacles et marcher en luttant vers un avenir meilleur. Le désordre est l’empreinte la plus glorieuse que l’humanité ait dans son histoire.
C’est l’éveil de la pensée, la veille même des révolutions; la négation des hypothèses sanctionnées par l’immobilité des siècles précédents; le germe d’un flot d’idées nouvelles, d’inventions merveilleuses, d’œuvres audacieuses; c’est la solution des problèmes scientifiques.
Le désordre est l’abolition de l’esclavage ancien, l’insurrection des peuples, la suppression de la servitude féodale, les tentatives d’abolir l’esclavage économique; c’est la rébellion du paysan contre le clergé et les seigneurs, mettant le feu aux palais pour agrandir sa hutte, laissant des bidonvilles sombres pour profiter du soleil et de l’air; c’est la France qui abolit la monarchie et porte un coup mortel à la tyrannie dans toute l’Europe occidentale.
Le désordre est de 1848 faisant trembler les rois et proclamant le droit au travail; ce sont les Parisiens qui se battent pour une idée nouvelle et qui, bien qu’ayant succombé à la mitrailleuse, lie l’humanité à l’idée de «municipalité libre», qui ouvre la voie à la grande révolution que nous voulons, la révolution sociale .
Ce qu’ils appellent le désordre, ce sont ces moments pendant lesquels des générations entières soutiennent des luttes et des sacrifices incessants, préparant l’humanité à un monde meilleur, la libérant de la tyrannie et de la servitude du passé; ce sont les périodes pendant lesquelles le génie populaire se développe et fait des pas gigantesques en quelques années, sans lesquels l’humanité ne serait pas sortie de l’esclavage antique, ni l’homme n’aurait cessé d’être une bête avilie par la tyrannie et la misère.
Le désordre est le germe des plus belles passions, du plus grand héroïsme, c’est l’épopée de l’amour suprême de l’humanité.
Paroles d’un révolté Pierre Kropotkine