L’anarchisme est défini comme la théorie politique, d’inspiration ouvrière, qui défend la disparition de l’État , du gouvernement et de l’autorité comme condition de la liberté de l’individu. Contrairement au marxisme, dans la théorie anarchiste, les termes gouvernement et révolution sont incompatibles. Proudhon, Bakounine et Kropotkine ont été les premiers philosophes anarchistes. Selon Proudhon, être gouverné équivaut à être […] surveillé, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, enfermé, endoctriné, instruit, contrôlé, valorisé, commandé par des êtres dépourvus de titre, de connaissances et de […] vertu. Être gouverné, c’est être, dans chaque opération, dans chaque transaction, dans chaque mouvement, annoté, enregistré, inventorié, tarifé, scellé, levé et baissé, limité, cité, breveté, autorisé, autorisé, scellé, apostillé, averti, entravé, réformé, redressé et corrigé.
Bakounine et Kropotkine plaident pour le rejet de l’autorité de Dieu, de l’État et du gouvernement. Pour le premier, « gouvernement et exploitation sont deux termes indissociables, c’est la même chose » ; le second défend que l’autorité tend à détruire la libre volonté du peuple et rien de bon ne peut être étranger à sa volonté.
Fabbri, pour sa part, définit l’anarchisme comme «l’idéal qui vise à abolir l’autorité violente et coercitive de l’homme sur l’homme, ainsi qu’une autre arrogance, qu’elle soit économique, politique ou religieuse». Cependant, Taibo rappelle que les anarchistes rejettent l’autorité coercitive, mais « ils respectent l’autorité des médecins, architectes ou ingénieurs ». Avec cette distinction, l’anarchisme cherche à différencier l’autorité institutionnelle du prestige reconnu par certaines personnes pour leurs connaissances et leurs capacités dans certains domaines. Bakounine le précise lui-même. En outre, il rejette l’autorité juridique de l’État, qui est violente et despotique, mais pas l’action de la société, « plus douce, plus insinuante, plus imperceptible, mais beaucoup plus puissante que celle de l’État ». Contrairement à l’autorité légale, cette influence sociale ne conduit pas nécessairement à l’oppression de l’individu. Plus récemment, Morman (2005), à la suite de Fromm (1997), distingue l’autorité formelle ou inhibitrice de l’autorité rationnelle. La première, rejetée par l’anarchisme, est basée sur la relation exploité-exploité, tandis que l’autorité rationnelle est basée sur la connaissance, est le résultat de la concession volontaire de chacun et tend à se dissoudre.
Le rejet de l’autorité formelle n’implique pas le rejet de l’organisation. En fait, le modèle de société anarchiste de Kropotkine (1902) est basé précisément sur l’auto-organisation des individus dans la société. L’anarchiste russe souligne la sociabilité de l’espèce humaine et propose une organisation sociale basée sur les principes de solidarité et de coopération. Ce sont des éléments extérieurs aux anarchistes qui, selon Fabbri, les ont dépeints comme des ennemis de l’organisation, et certains ont « piqué le crochet » en le niant, ainsi que la solidarité collective et la défense de l’individualisme bourgeois.
Reprenant l’argument, David Graeber (2014) souligne que l’anarchisme n’est pas opposé à l’organisation, mais essaie plutôt de créer de nouvelles façons d’organiser. Cette idée a également été défendue par les premiers théoriciens anarchistes. Bakounine propose l’organisation volontaire d’individus, « de bas en haut ». Malatesta prône une organisation sociale issue du regroupement libre et spontané des hommes. Fabbri observe que la lutte et la révolution ne sont pas possibles sans l’organisation préalable des révolutionnaires, puisque c’est en cela que se développent les principes d’association et de solidarité. Voline, pour sa part, défend l’auto-administration des masses laborieuses, sans partis au-dessus ou en dehors d’eux.
Mais Rocker a été le plus grand partisan du concept d’organisation anarchiste. Pour cet auteur, il n’est pas vrai que l’individualité se perde avec l’organisation, mais plutôt que «les meilleures conditions de personnalité se déploient par le« contact des pairs »(Rocker, 1921). Selon lui, l’anarchisme a besoin d’une organisation non pas hiérarchique, mais mutualiste et coopérative. Comme Kropotkine, Rocker considère que les organisations ou coopératives qui se soutiennent mutuellement sont le mécanisme clé qui explique le développement des êtres humains et leur avenir en tant qu’espèce.
L’organisation risque de générer des leaders et des chefs. Malgré cela, l’anarchisme défend une organisation sans avant-gardes, « sans coercition ni leadership » (Taibo). Cette idée a été critiquée par le marxisme. Pour les théoriciens marxistes, le leadership est un fait inévitable au sein des organisations (Bukharin, 1922; Molyneux et Costick, 1999). Cette critique est une hypothèse de la « loi de fer de l’oligarchie » de Michels (2006), selon laquelle les dirigeants des organisations, qui ne sont au départ que des « organes exécutifs de la volonté collective », ils s’émancipent des bases et échappent à leur contrôle. Pour Taibo, l’inévitabilité du leadership est un argument fallacieux car, s’il est valable, «il n’y aurait pas d’autre choix que d’accepter d’autres éléments caractéristiques de la réalité de nos sociétés, tels que l’exploitation, l’aliénation, le manque de solidarité ».
Bien que la théorie anarchiste rejette frontalement la possibilité d’un leadership, c’est un problème qui a été présent tout au long de l’histoire du mouvement anarchiste. Je ne mentionne que quelques exemples: au XIXe siècle, Bakounine a tenté de créer des organisations secrètes hiérarchiques pour étendre la révolution (Taibo). En 1919, Mahkno dirigeait l’armée noire de l’Ukraine anarchiste. Pendant la guerre civile et la révolution espagnole, Durruti était à la tête d’une colonne militaire; et Federica Montseny, García Oliver et d’autres militants anarchistes ont été nommés ministres du gouvernement de la République.
Un travail qui aborde, d’un point de vue historique, la question du leadership dans l’anarchisme espagnol est celui de Maurice (2012). Selon cet auteur, les militants qui occupaient des postes de responsabilité dans des organisations anarchistes ont influencé « la définition de la stratégie et l’organisation de l’action collective ». Contrairement à ce qui s’est passé dans les organisations socialistes, où une figure, Pablo Iglesias, s’est démarquée des autres et a personnifié le mouvement, dans les organisations anarchistes, les dirigeants qui « savaient mieux comment manier le pistolet ou le stylo comme une arme » ont prévalu. Fermín Salvochea, Federica Montseny et Durruti lui-même sont cités en exemple. Contrairement aux marxistes, qui défendent le leadership d’avant-garde et ont tendance à personnifier les idées avec le nom de leurs théoriciens et dirigeants (marxisme, léninisme, trotskysme, stalinisme, etc.), les anarchistes rejettent le leadership vertical, mais vantent les «militants qui, à l’imitation des disciples de Jésus-Christ, se sont donnés corps et âme pour propager l’idéal universaliste de l’Association internationale des travailleurs» (Maurice, 2012).
Discuter du concept de leadership charismatique
Le concept de leadership est complexe et varie en fonction de l’orientation à partir de laquelle il est étudié. Le rejet initial de l’anarchisme envers les dirigeants répond à la nature diffuse et complexe du concept de leadership politique, qui est parfois confondu avec celui d’autorité. Une différence entre les concepts d’autorité et de leadership est que le premier est lié à l’existence d’un certain type d’institutionnalité, alors que le second n’a pas à l’être (Wrong, 1980).
Il utilise ici le concept de leadership charismatique, qui se situe dans l’approche relationnelle proposée par Burns (2010). Le leadership charismatique a été conceptualisé par Weber comme l’un des trois types de légitimité qui sous-tendent la domination. Selon cet auteur, le chef charismatique est obéi par les masses non pas parce que la coutume (pression sociale) ou une norme juridique l’envoie, mais parce qu’elles «croient en lui» (Weber). De cette façon, Weber définit le charisme comme « un processus d’action mutuelle » entre le leader et les adeptes (Rustow, 1976).
Le leadership charismatique n’est pas un attribut individuel qui peut se manifester isolément, mais une relation; en termes de psychologie sociale «une fusion de soi», entre le leader et le suiveur (Lindholm, 2001). Lorsque le leader décède, la relation est frustrée et les adeptes ont tendance à la mythifier. La mythification est définie comme « un processus qui transforme un passé concret en une histoire fondamentale »; la notion de mythe ne renvoie pas à des faits inventés, mais à la magnificence de faits réels « qu’il ne faut pas oublier car ils impliquent un engagement pour l’avenir » (Assmann, 2007).
Pour Scott (2013), avoir des leaders rend les mouvements plus vulnérables, car cela permet au pouvoir d’identifier les mouvements à travers eux et de les utiliser pour conclure des accords ou les corrompre. Plus les mouvements sont institutionnalisés, moins le système est dangereux (Scott, 2013). Cependant, contrairement à la plupart des théoriciens anarchistes, cet auteur prend en compte le charisme lors de l’analyse du fonctionnement des luttes sociales. Certaines conditions structurelles, dit-il, incitent « les élites et les dirigeants à accorder une attention particulière à ce que ceux que personne n’écoute n’ont à dire ». Ainsi, une relation charismatique est générée. Contrairement à la «grande puissance», qui n’a pas à écouter le public, la condition du charisme est d’être reconnu comme le chef ou le conseiller des adeptes afin qu’ils agissent comme l’un des membres du groupe, écoutant les différentes opinions et réagissant en conséquence (Scott, 2013). Au fond, Scott rejette le leadership parce qu’il l’identifie au leadership institutionnel, mais accepte le rôle du charisme, sans le conceptualiser comme leadership.
De la même manière que Bakounine différencie l’autorité légale, génératrice d’exploitation, d’influence et de prestige social, parfois positive pour le développement de l’individu, je propose la distinction entre leadership institutionnel, produit de la position de pouvoir du leader dans une structure leadership organisationnel et charismatique, manifestation sociale de la relation du leader avec ses disciples. Un individu peut être à la fois un leader institutionnel et un leader charismatique, mais avoir le statut de leader charismatique n’implique pas d’occuper un poste de leadership institutionnel ou vice versa.
Le leadership charismatique n’implique pas nécessairement la subordination institutionnelle des adeptes par rapport au leader. C’est une relation de confiance mutuelle qui, bien qu’elle implique une domination, est basée sur la volonté des adeptes et peut être rompue à tout moment. L’autorité du leader n’est ni institutionnelle ni permanente, mais rationnelle. Bien que je préfère ne pas l’appeler autorité, mais prestige et reconnaissance que le leader obtient des disciples en échange de les écouter et d’assumer leurs mandats.
Ce leadership charismatique s’est produit dans la Confédération nationale du travail (ci-après CNT) en Espagne. Durruti en était un exemple. Comme l’affirme Paz, se référant au IVe Congrès de la CNT tenu le 1er mai 1936: Il y avait une certaine direction au sein de la CNT, mais une direction très « spécifique ». Dans un syndicat où il n’y a pas d’appareil qui gère le fonctionnement de l’organisation, la direction a d’autres racines qui viennent de l’abnégation et de la ténacité militante, n’ayant d’autre gratification que le respect que le type d’homme inspire parmi les travailleurs avec ces vertus. . Ces dirigeants ont acquis un prestige dérivé de leur propre comportement et de leur dévouement dans la lutte […]. C’étaient des dirigeants dont la personne méritait le respect que sa vie exemplaire a inspiré. À Durruti et Ascaso, cette «renommée», appréciation ou «confiance» pesait comme une dalle (Paz, 2004).
J.M. Rivas