Lettre aux anarchistes

Livres anarchistes

Lettre aux anarchistes

Je serai bref : l’espace m’est mesuré, et d’ailleurs les paroles que je vais dire trouvent une illustration parfaite en la personne de propagandistes comme Malatesta, qui savent si bien unir à une passion révolutionnaire indomptable l’organisation méthodique du prolétariat. J’estime que le résultat du congrès socialiste nous trace de nouveaux devoirs. Nous avons jusqu’ici, nous anarchistes, mené ce que j’appellerai la propagande pratique (par opposition avec la propagande théorique de Grave) sans 1’ombre d’une unité de vues. La plupart d’entre nous ont papillonné de méthode en méthode, sans grande réflexion préalable et sans esprit de suite, au hasard des circonstances. Tel qui la veille avait traité d’art, conférenciait aujourd’hui sur l’action économique et méditait pour le lendemain une campagne antimilitariste. Très peu, après s’être tracé systématiquement une règle de conduite, surent s’y tenir et, par la continuité de l’effort, obtenir dans une direction déterminée le maximum de résultats sensibles et précieux. Aussi, à notre propagande par l’écriture, qui est merveilleuse et dont nulle collectivité – si ce n’est la collectivité chrétienne à l’aube de notre ère – n’offre un pareil modèle, ne pouvons-nous opposer qu’une propagande agie des plus médiocres, et c’est d’autant plus regrettable que, par la solidité même de sa foi morale et économique – aussi éloignée du matérialisme marxiste que le naturalisme Zola est éloigné de celui d’Armand Silvestre -, l’anarchiste a des ressources d’énergie et une ardeur prosélytique pour ainsi dire inépuisables. Ce que je demande donc, c’est non pas certes l’unité de pensée (telle même qu’elle pourrait résulter d’une conférence semblable à celle que nous tînmes à Londres en 1896), mais le choix ferme par chacun de nous, à la lumière de sa propre conscience, d’un mode particulier de propagande et la résolution non moins ferme d’y consacrer toute la force qui lui est départie. La caractéristique du congrès socialiste a été l’absence totale des syndicats ouvriers. Cette absence a frappé tout le monde, et moi-même, bien que connaissant l’horreur professée depuis longtemps par les syndicats à l’égard des secteurs politiques, j’ai été surpris, je l’avoue, du petit nombre qu’il y avait à ce « premier » congrès général du parti socialiste. Cette absence fut le résultat d’un état d’esprit où il entre assurément beaucoup de scepticisme (je ne dis pas d’indifférence) à l’endroit de l’action parlementaire. Les syndicats ne croient plus que médiocrement à l’efficacité et, par conséquent, à l’utilité des réformes partielles, qu’elles soient d’ordre politique ou d’ordre économique, et ils croient encore moins à la sincérité des parlementaires ; cela paraîtra particulièrement évident si l’on songe qu’après avoir témoigné, en termes parfois très chaleureux, leur reconnaissance pour les décrets du citoyen Millerand, ils ne crurent pourtant pas devoir se rendre au congrès où devait s’instruire le procès et s’opérer peut-être l’exécution du même citoyen Millerand. Mais ne nous leurrons pas : il entre aussi dans l’état d’esprit des syndicats, ou plutôt il y entrait encore la veille du congrès, la crainte, je pourrais même dire la certitude que, comme tous les congrès où les socialistes ont agité des problèmes et des passions politiques, celui-ci verrait naître entre les diverses fractions présentes, et à la suite de querelles abominables (qui, d’ailleurs, n’ont pas manqué d’éclater), une nouvelle et irréparable rupture. On ne pouvait pas admettre qu’où se trouveraient et le « Torquemada en lorgnon » et l’aspirant fusilleur d’anarchistes, et Lafargue et Zévaès, il n’y eût pas tentatives de chantage, extorsions de votes, pratiques d’une délicatesse douteuse et, si cela ne suffisait pas, retraite en bon ordre. Or, contrairement à toutes les prévisions, le congrès de 1899 a réalisé, sinon l’union, au moins l’unité socialiste. Tel était devenu le désir de la foule de ne plus voir ses efforts pour l’émancipation contrariés, souvent brisés par les compétitions des chefs socialistes, que ceux-ci ont compris enfin la nécessité de se soumettre et se sont soumis. Nous savons l’enthousiasme, un peu puéril, avec lequel a été accueillie cette unité du nombre – à laquelle nous préférons, nous, anarchistes, l’unité d’aspiration, mille fois plus puissante. Je crains donc qu’un enthousiasme pareil ne s’empare également des syndicats et des agglomérations de syndicats et ne détermine une partie d’entre eux à se remettre inconsidérément sous le joug politicien. On objectera peut-être que l’unité née de ce congrès est artificielle et précaire. Je l’ai cru, moi aussi, tout d’abord, je ne le crois plus aujourd’hui. Sans doute, le Parti ouvrier français, celui dont l’existence nous est si précieuse qu’il faudrait l’inventer, s’il n’existait pas, tant sa morgue et son outrecuidance rendent haïssable à la masse corporative le socialisme politique, le Parti ouvrier français a su se faire, dans le comité général du parti, une place enviable et il s’efforcera, nul ne le conteste, d’y régner en maître, jouant de sa force numérique et de ses menaces de scission comme Jules Guérin naguère du dossier Félix Faure. Mais Jaurès se lassera bien un jour d’être dupe ; mais tel et tel que je sais feront peut-être, quelque soir, sur le dos des guesdistes, un solennel 18-brumaire ; mais – et surtout – les fédérations départementales autonomes auxquelles guesdistes et blanquistes ont bien imprudemment accordé une grande place – finiront par absorber le comité général, après avoir émasculé, en les abandonnant, le P.O.F. et le P.S.R. dont elles sont aujourd’hui la substance. Il est vrai qu’alors le comité du Parti socialiste sera imprégné d’un esprit fédéraliste actuellement inconnu et qu’au lieu de trouver en lui la haine aveugle dont nous honorent les jacobins et les terroristes (en chambre), nous trouverons des gens sympathiques à la partie essentielle de notre doctrine : la libération intégrale de l’humanité. Mais le Parti socialiste ne sera pas seulement encore un parti parlementaire, paralysant l’énergie et l’esprit d’initiative que nous cherchons à inspirer aux groupes corporatifs, il sera de plus un parti contre-révolutionnaire, trompant l’appétit populaire par des réformes anodines, et les associations corporatives, renonçant à l’admirable activité qui, en dix années, les a pourvues de tant d’institutions dues à elles-mêmes et à elles seules, se confieront encore aux irréalisables promesses de la politique. Cette perspective, est-elle pour nous plaire ? Actuellement, notre situation dans le monde socialiste est celle-ci : proscrits du « Parti » parce que, non moins révolutionnaires que Vaillant et que Guesde, aussi résolument partisans de la suppression de la propriété individuelle, nous sommes en outre ce qu’ils ne sont pas : des révoltés de toutes les heures, des hommes vraiment sans dieu, sans maître et sans patrie, les ennemis irréconciliables de tout despotisme, moral ou matériel, individuel ou collectif, c’est-à-dire des lois et des dictatures (y compris celle du prolétariat) et les amants passionnés de la culture de soi-même. Accueillis, au contraire, à raison même de ces sentiments, par le « Parti » corporatif, qui nous a vus dévoués à l’œuvre économique, purs de toute ambition, prodigues de nos forces, prêts à payer de nos personnes sur tous les champs de bataille, et après avoir rossé la police, bafoué l’armée, reprenant impassibles la besogne syndicale, obscure mais féconde. Eh bien ! Cette situation, sachons la conserver ; et pour la conserver, consentons, ceux d’entre nous qui, à l’instar des collectivistes, considèrent l’agglomération syndicale et corporative d’un œil défiant, à respecter, et les autres,
ceux qui croient à la mission révolutionnaire du prolétariat éclairé, à poursuivre plus activement, plus méthodiquement que jamais l’œuvre d’éducation morale, administrative et technique nécessaire pour rendre viable une société d’hommes libres. Je ne propose, on le voit, ni une méthode nouvelle ni un assentiment unanime à cette méthode. Je crois seulement, en premier lieu, que, pour hâter la « révolution sociale » et faire que le prolétariat soit en état de tirer tout le profit désirable, nous devons, non seulement prêcher aux quatre coins de l’horizon le gouvernement de soi par soi-même, mais encore prouver expérimentalement à la foule ouvrière, au sein de ses propres institutions, qu’un tel gouvernement est possible, et aussi l’armer, en l’instruisant, de la nécessité de la révolution, contre les suggestions énervantes du capitalisme. Je demande, en second lieu, à ceux qui, comme nos camarades de l’Homme libre, pensent autrement que nous sur l’avenir des unions ouvrières, la neutralité bienveillante à laquelle nous avons droit, et toute la ténacité et toute l’ardeur dont ils sont capables à ceux qui admettent, dans des proportions diverses, l’utilité de l’organisation syndicale. Les syndicats ont depuis quelques années une ambition très haute et très noble. Ils croient avoir une mission sociale à remplir et, au lieu de se considérer soit comme de purs instruments de résistance à la dépression économique, soit comme de simples cadres de l’armée révolutionnaire, ils prétendent, en outre, semer dans la société capita1iste même le germe des groupes libres de producteurs par qui semble devoir se réaliser notre conception communiste et anarchiste. Devons-nous donc, en nous abstenant de coopérer à leur tâche, courir le risque qu’un jour les difficultés ne les découragent et qu’ils ne se rejettent dans les bras de la politique ? Tel est le problème que je soumets à l’examen des camarades, avec l’espoir que ceux qui l’auront résolu dans le même sens que moi n’épargneront plus leur temps ni leurs forces pour aider à l’affranchissement des esprits et des corps.

Fernand PELLOUTIER. (12 décembre 1899)