Les paysans se sentent méprisés par les villes

Après avoir parlé des griefs des ouvriers contre les paysans, il faut considérer à leur tour les griefs des paysans, la source de leur haine contre les villes.

Je les énumérerai comme suit :

1° Les paysans se sentent méprisés par les villes, et le mépris dont on est l’objet se devine vite, même par les enfants, et ne se pardonne pas.

2° Les paysans s’imaginent — et non sans beaucoup de raison, sans beaucoup de preuves et d’expériences historiques à l’appui de cette imagination — que les villes veulent les dominer, les gouverner, les exploiter souvent et leur imposer toujours un ordre politique dont ils ne se soucient pas.

3° Les paysans en outre considèrent les ouvriers des villes comme des partageux, et craignent que les socialistes ne viennent confisquer leur terre qu’ils aiment au-dessus de toute chose.

Que doivent donc faire les ouvriers pour vaincre cette défiance et cette animosité des paysans contre eux ? D’abord cesser de leur témoigner leur mépris, cesser de les mépriser. Cela est nécessaire pour le salut de la révolution et d’eux-mêmes, car la haine des paysans constitue un immense danger. S’il n’y avait pas cette défiance et cette haine, la révolution aurait été faite depuis longtemps, car l’animosité qui existe malheureusement dans les campagnes contre les villes constitue dans tous les pays la base et la force principale de la réaction. Donc l’intérêt de la révolution qui doit les émanciper, les ouvriers doivent cesser au plus vite de témoigner ce mépris aux paysans. Ils le doivent aussi par justice, car vraiment ils n’ont aucune raison pour les mépriser, ni pour les détester. Les paysans ne sont pas des fainéants, ce sont de rudes travailleurs comme eux-mêmes, seulement ils travaillent dans des conditions différentes. Voilà tout. En présence du bourgeois exploiteur, l’ouvrier doit se sentir le frère du paysan.

Les paysans marcheront avec les ouvriers des villes pour le salut de la patrie aussitôt qu’ils se seront convaincus que les ouvriers des villes ne prétendent pas leur imposer leur volonté, ni un ordre politique et social quelconque inventé par les villes pour la plus grande félicité des campagnes ; aussitôt qu’ils auront acquis l’assurance que les ouvriers n’ont aucunement l’intention de leur prendre leur terre.

Eh bien, il est de toute nécessité aujourd’hui que les ouvriers renoncent réellement à cette prétention et à cette intention, et qu’ils y renoncent de manière à ce que les paysans le sachent et en demeurent tout-à-fait convaincus. Les ouvriers doivent y renoncer, car alors même que des prétentions pareilles seraient réalisables, elles seraient souverainement injustes et réactionnaires ; et maintenant que leur réalisation est devenue absolument impossible, elles ne constitueraient qu’une criminelle folie.

De quel droit les ouvriers imposeraient-ils aux paysans une forme de gouvernement ou d’organisation économique quelconque ? Du droit de la révolution, dit-on. Mais la révolution n’est plus révolution lorsqu’elle agit en despote, et lorsqu’au lieu de provoquer la liberté dans les masses, elle provoque la réaction dans leur sein. Le moyen et la condition sinon le but principal de la révolution, c’est l’anéantissement du principe de l’autorité dans toutes ses manifestations possibles, c’est l’abolition complète de l’État politique et juridique, parce que l’État, frère cadet de l’Église, comme l’a fort bien démontré Proudhon, est la consécration historique de tous les despotismes, de tous les privilèges, la raison politique de tous les asservissements économiques et sociaux, l’essence même et le centre de toute réaction. Lorsque, au nom de la révolution, on veut faire de l’État, ne fût-ce que de l’État provisoire, on fait donc de la réaction et on travaille pour le despotisme, non pour la liberté ; pour l’institution du privilège contre l’égalité.

C’est clair comme le jour. Mais les ouvriers socialistes de la France, élevés dans les traditions politiques des jacobins, n’ont jamais voulu le comprendre. Maintenant ils seront forcés de le comprendre, par bonheur pour la révolution et pour eux-mêmes. D’où leur est venue cette prétention aussi ridicule qu’arrogante, aussi injuste que funeste, d’imposer leur idéal politique et social à dix millions de paysans qui n’en veulent pas ? C’est évidemment encore un héritage bourgeois, un legs politique du révolutionnarisme bourgeois. Quel est le fondement, l’explication, la théorie de cette prétention ? C’est la supériorité prétendue ou réelle de l’intelligence, de l’instruction, en un mot de la civilisation ouvrière, sur la civilisation des campagnes. Mais savez-vous qu’avec un tel principe on peut légitimer toutes les conquêtes, consacrer toutes les oppressions ? Les bourgeois n’en ont jamais eu d’autre pour prouver leur mission et leur droit de gouverner, ou, ce qui veut dire la même chose, d’exploiter le monde ouvrier. De nation à nation, aussi bien que d’une classe à une autre, ce principe fatal et qui n’est autre que celui de l’autorité, explique et pose un droit à tous les envahissements et toutes les conquêtes. Les Allemands ne s’en sont-ils pas toujours servis pour excuser tous leurs attentats contre la liberté et contre l’indépendance des peuples slaves et pour en légitimer la germanisation violente et forcée ? C’est, disent-ils, la conquête de la civilisation sur la barbarie. Prenez garde, les Allemands commencent à s’apercevoir aussi que la civilisation germanique, protestante, est bien supérieure à la civilisation catholique des peuples de race latine en général, et à la civilisation française en particulier. Prenez garde qu’ils ne s’imaginent bientôt qu’ils ont la mission de vous civiliser et de vous rendre heureux, comme vous vous imaginez, vous, avoir la mission de civiliser et d’émanciper vos compatriotes, vos frères, les paysans de la France. Pour moi l’une ou l’autre prétention sont également odieuses, et je vous déclare que, tant dans les rapports internationaux que dans les rapports d’une classe à une autre, je serai toujours du côté de ceux qu’on veut civiliser par ce procédé. Je me révolterai avec eux contre tous ces civilisateurs arrogants, qu’ils s’appellent les ouvriers ou les Allemands, et, en me révoltant contre eux, je servirai la révolution contre la réaction.

Mais s’il en est ainsi, dira-t-on, faut-il abandonner les paysans ignorants et superstitieux à toutes les influences et à toutes les intrigues de la réaction ? Point du tout. Il faut écraser la réaction dans les campagnes aussi bien que dans les villes ; mais il faut pour cela l’atteindre dans les faits, et ne pas se borner à lui faire la guerre à coups de décrets. Je l’ai déjà dit, on n’extirpe rien avec des décrets. Au contraire, les décrets et tous les actes de l’autorité consolident ce qu’ils veulent détruire.

Au lieu de vouloir prendre aux paysans les terres qu’ils possèdent aujourd’hui, laissez-les suivre leur instinct naturel, et savez-vous ce qui arrivera alors ? Le paysan veut avoir à lui toute la terre ; il regarde le grand seigneur et le riche bourgeois, dont les vastes domaines amoindrissent son champ, comme un étranger et un usurpateur. La révolution de 1789 a donné aux paysans les terres de l’Église ; il voudra profiter d’une autre révolution pour gagner les terres de la bourgeoisie.

Mais si cela arrivait, si les paysans mettaient la main sur toute la portion du sol qui ne leur appartient pas encore, n’aurait-on pas laissé renforcer par là d’une manière fâcheuse le principe de la propriété individuelle, et les paysans ne se trouveraient-ils pas plus que jamais hostiles aux ouvriers socialistes des villes ?

Pas du tout, car la consécration juridique et politique de l’État, la garantie de la propriété, manquera au paysan. La propriété ne sera plus un droit, elle sera réduite à l’état d’un simple fait.

Alors ce sera la guerre civile, direz-vous. La propriété individuelle n’étant plus garantie par aucune autorité supérieure, et n’étant plus défendue que par la seule énergie du propriétaire, chacun voudra s’emparer du bien d’autrui, les plus forts pilleront les plus faibles.

Il est certain que, d’abord, les choses ne se passeront pas d’une manière absolument pacifique : il y aura des luttes, l’ordre public sera troublé, et les premiers faits qui résulteront d’un état de chose pareil pourront constituer ce qu’on est convenu d’appeler une guerre civile. Mais aimez-vous mieux livrer la France aux Prussiens ? Pensez-vous que les Prussiens respecteront l’ordre public, et ne tueront et ne pilleront personne ? Préférez-vous, à une agitation momentanée qui doit sauver le pays, préférez-vous l’esclavage, la honte et la misère complète, fruits inévitables de la victoire des Prussiens que vos hésitations et vos scrupules auront rendue certaine ?

Non, pas de craintes puériles sur les inconvénients du soulèvement des paysans. Ne pensez-vous pas que, malgré les quelques excès qui pourront se produire çà et là, les paysans, cessant d’être contenus par l’autorité de l’État, s’entre-dévorent ? S’ils essaient de le faire dans le commencement, ils ne tarderont pas à se convaincre de l’impossibilité matérielle de persister dans cette voie, et alors ils tâcheront de s’entendre, de transiger et de s’organiser entre eux. Le besoin de se nourrir eux et leurs enfants, et par conséquent la nécessité de continuer les travaux de la campagne, la nécessité de garantir leurs maisons, leurs familles et leur propre vie contre des attaques imprévues, tout cela les forcera indubitablement à entrer bientôt dans la voie des arrangements mutuels.

Et ne croyez pas non plus que dans ces arrangements amenés en dehors de toute tutelle officielle, par la seule force des choses, les plus forts, les plus riches exercent une influence prédominante. La richesse des riches ne sera plus garantie par des institutions juridiques, elle cessera donc d’être une puissance. Les paysans riches ne sont puissants aujourd’hui que parce qu’ils sont protégés et courtisés par les fonctionnaires de l’État et l’État lui-même. Cet appui venant à leur manquer, leur puissance disparaîtra du même coup. Quant aux plus madrés, aux plus forts, ils seront annulés par la puissance collective de la masse, du grand nombre de petits et très petits paysans, ainsi que des prolétaires des campagnes, masse aujourd’hui asservie, réduite à la souffrance muette, mais que le mouvement révolutionnaire armera d’une irrésistible puissance.

Je ne prétends pas, notez-le bien, que les campagnes qui se réorganiseront ainsi, de bas en haut, créeront du premier coup une organisation idéale, conforme dans tous les points à celle que nous rêvons. Ce dont je suis convaincu, c’est que ce sera une organisation vivante, mille fois supérieure à celle qui existe maintenant, et qui d’ailleurs, ouverte d’un côté à la propagande active des villes, et de l’autre ne pouvant jamais être fixée et pour ainsi dire pétrifiée par la protection de l’État et de la loi, progressera librement et pourra se développer et se perfectionner d’une manière indéfinie, mais toujours vivante et libre, jamais décrétée ni légalisée, jusqu’à arriver enfin à un point aussi raisonnable qu’on peut l’espérer de nos jours.

Comme la vie et l’action spontanée, suspendues pendant des siècles par l’action absorbante de l’État, seront rendues aux communes, il est naturel que chaque commune prendra pour point de départ de son développement nouveau, non l’état intellectuel et moral dans lequel la fiction officielle la suppose, mais l’état réel de la civilisation ; et comme le degré de civilisation réelle est très différent entre les communes de France, aussi bien qu’entre celle de l’Europe en général, il en résultera nécessairement une grande différence de développement ; mais l’entente mutuelle, l’harmonie, l’équilibre établi d’un commun accord remplaceront l’unité artificielle des États. Il y aura une vie nouvelle et un monde nouveau.

Bakounine : Lettres à un Français sur la crise actuelle

Lettre IV, du 7 septembre 1870

Le libertaire, Revue de synthèse anarchiste, N°4 d’Octobre 1978