Le système mercantile

J’aime bien les petits commerçants de mon quartier ainsi que le marché où je fais mes courses deux fois par semaine. Sur le marché, j’achète des légumes du petit producteur du coin qui produit à 15 km du Havre. Sa production variée en fonction des saisons reste à un prix abordable et le circuit court, c’est quand même mieux que les légumes qui proviennent d’Espagne voire d’Argentine et d’Egypte (patate douce). J’entretiens des relations cordiales avec le boucher, le boulanger et le fruitier. Non vegan, j’ai cependant diminué ma consommation de viande par deux ; c’est ce qu’il faut faire paraît-il, entre autre, pour bien diminuer son empreinte carbone. Le caractère familier de certains commerces me séduit parce qu’il s’oppose au gigantisme, impersonnel et glacial des hypermarchés. Autre avantage du petit commerce : on n’y est pas accueilli, à l’entrée par des vigiles à l’air rébarbatif, ni espionné, ni surveillé comme dans les grandes surfaces. Certes, il faut du temps pour faire son marché et les petites boutiques. On fait la queue mais au final, on s’y retrouve financièrement et la qualité est meilleure. La viande d’un boucher abattant vient d’un circuit court, de même. Je ne fais pas l’apologie du système viandard mais de la qualité ce qui change de la viande qui vient de contrées lointaines. Si la viande est plus chère chez le boucher, le fait d’en manger moins mais de meilleure qualité nous permet de s’y retrouver sur le plan des coûts. Dans les grandes surfaces, nous assistons à un curieux paradoxe : c’est le voleur/ commerçant qui en vient à suspecter la probité du volé/client.

Mais il en est des commerçants comme de certains patrons ou propriétaires. Ils peuvent parfois se montrer agréables et volontiers fréquentables sur le plan humain, mais, sitôt installés dans leur rôle ou leur fonction, ils se trouvent obligatoirement en opposition avec clients, employés ou locataires. Le commerce étant essentiellement basé sur l’idée de profits et de concurrence, le commerçant – quelles que soient par ailleurs son honnêteté foncière et ses qualités morales – devient fatalement, dans l’exercice de son négoce, un égoïste, un profiteur, un fraudeur. De même que l’ouvrier est exploité par son employeur, le consommateur l’est aussi par le commerçant. Il ne peut y avoir entre eux que divergences d’intérêt, partant antagonisme. Comme Proudhon l’a dit de la propriété, le commerce, qu’on le veuille ou non, c’est le vol. Comme la propriété, il constitue l’un des principaux piliers du système capitaliste. Il revêt toujours un caractère frauduleux, puisqu’il suppose forcément une dupe : le client. « Il me fut toujours impossible de voir une différence entre l’ordinaire duperie et le commerce » dit Domela  Nieuwenhuis dans « Le socialisme en danger ».

Aujourd’hui, les grandes surfaces et les distributeurs se font des marges importantes au détriment des agriculteurs et des consommateurs. Les échanges internationaux ont pris, de nos jours, une ampleur considérable. Les distances entre producteurs et consommateurs sont si importantes qu’une classe intermédiaire s’avère la plupart du temps nécessaire à la répartition des produits. Les coopératives ont été, naguère, un moyen d’harmoniser les échanges. Mais elles sont désormais complètement intégrées au marché capitaliste et ne remplissent plus le rôle qui fut le leur à l’origine. Seul un système d’autogestion distributive permettrait une solution satisfaisante des problèmes de production, distribution, consommation.

Bien que la compétition capitaliste tourne toujours à l’avantage du gros sur le petit, du puissant sur le faible, et que, par conséquent le petit commerçant soit immanquablement absorbé, élimé, écrasé par les gros monopoles, le boutiquier reste toujours un partisan et un soutien de la société capitaliste dont il est à la fois la caution et la victime. Bien que le petit commerce subisse de plein fouet les conséquences désastreuses d’une crise provoquée artificiellement par le pouvoir et la haute finance, il demeure le terreau fertile de la réaction bourgeoise. Le grand capital a beau étouffer et éliminer le petit commerce, ce n’est pas cela qui fera d’un boutiquier un ennemi du système capitaliste, moins encore un révolutionnaire. Nous avons rarement vu les petits commerçants manifester et combattre aux côtés de la classe ouvrière. Les épigones de Poujade, Nicoud et consorts ont donc encore de beaux jours devant eux. Toute ressemblance avec la crise de l’agriculture d’aujourd’hui ne serait que fortuite…

Pourtant si l’on prend des exemples historiques, les petits commerçants ont soutenu la grande grève de 110 jours de la métallurgie au Havre en 1922. Ils faisaient crédit aux grévistes et participaient souvent en donnant des produits à destination des soupes communistes, terme générique à l’époque et qui n’avait rien à voir avec le P.C.

S’il est vrai que le régime économique actuel favorise les intermédiaires inutiles et les parasites de tout poil, il n’en demeure pas moins qu’un service de distribution de proximité sera toujours indispensable. Le problème n’est donc pas de se demander si le détaillant doit ou non exister, mais de trouver une solution de s’affranchir de l’exploitation mercantile. Cette solution existe : l’économie distributive, à laquelle tout libertaire devrait se rallier.

A.P.