La liberté ! Rien que la liberté, toute la liberté pour chacun et pour tous : voilà notre morale et notre seule religion.[…] Etre libre, c’est le droit, le devoir, toute la dignité, tout le bonheur, toute la mission de l’homme, c’est l’accomplissement de sa destinée. Etre incapable de liberté, c’est être incapable d’humanité. Priver un homme de sa liberté et de ses moyens de la réaliser et d’en jouir, c’est plus qu’un homicide, c’est un humanicide, et la plus grande et l’unique loi morale est celle-ci : soyez libres et ne vous contentez pas seulement de souffrir, mais respectez, aimez, secondez la liberté de votre prochain, car elle est la condition sine qua non de la vôtre.
La liberté de l’un est nécessairement solidaire de la liberté de tous, et c’est bien à tort que Jean-Jacques Rousseau et beaucoup de monde après lui ont prétendu que la liberté de tout homme est limitée par celle de tous les autres. De cette manière, l’ordre qui s’établit parmi les hommes apparaît comme une sorte de contrat social, par lequel chacun renonce à une partie de sa liberté, au profit de tous, c’est-à-dire au profit de la communauté, pour mieux assurer la partie restante, et l’Etat représentant de l’intérêt général en surgit, non comme la confirmation, mais comme la négation ou, si l’on veut, la limitation de la liberté individuelle de chacun, au profit de la communauté tout entière.
Dans ce système philosophique, comme dans le système théologique, dont d’ailleurs il procède directement, l’Etat apparaît donc toujours comme quelque chose de supérieur et de transcendant à la liberté individuelle vis-à-vis de laquelle il se pose comme le maître, cette fois pourtant non par droit divin, mais seulement au nom de l’intérêt général, comme si l’intérêt de tous pouvait consister dans la négation de la liberté de chacun. Au fond, c’est sous une autre forme et avec d’autres paroles la même antique opposition du droit transcendant, supérieur, divin, avec le droit individuel, le même asservissement de l’individu à la raison d’Etat.[…]
Nous pensons, et nous avons toute l’histoire pour nous justifier, que l’autorité et la force, loin de détruire la bestialité dans l’homme, la produisent au contraire et qu’elle ne peut être vaincue que par la seule liberté qui en triomphe en la transformant en humanité. Nous sommes convaincus que l’ordre dans la société, loin de devoir être une limitation de la liberté des individus qui la composent doit, au contraire, résulter de son plus grand développement possible et de son extension pour ainsi dire infinie […] c’est l’ordre humain et vivant qui couronne et confirme la grande liberté.
La liberté n’est donc point la limitation, mais bien la confirmation de la liberté de tous. Cette loi de solidarité, vous la trouverez dans toutes les fonctions vraiment et purement humaines.[…]
Enfin la liberté n’est juste et complète que dans l’entière solidarité de chacun et de tous. Il n’y a point de liberté isolée, elle est de par sa nature essentiellement mutuelle et sociale. Pour que je sois libre, il faut que mon droit et mon humanité soient reconnus, que leur image, pour ainsi dire, me soit renvoyée comme par la réflexion d’un miroir, par la conscience libre de tous les autres. Je ne puis être réellement libre qu’au milieu d’hommes aussi libres que moi. La confirmation de mon droit par le sentiment d’un esclave ou même d’un homme moins libre que moi peut et doit me donner la conscience de mon privilège, non celui de ma liberté. Mais rien n’est aussi contraire à la liberté que le privilège. Et puisque la liberté, pour être complète et réelle, a besoin de se réfléchir dans la liberté de tout le monde, l’existence d’un seul homme moins libre que moi gêne, mutile, limite et nie ma liberté. Toute atteinte contre la liberté d’un seul individu, à plus forte raison d’une nation, est un attentat à mon droit et à mon humanité.
Cette triple solidarité ou fraternité des hommes dans l’intelligence, dans le travail et dans la liberté constitue la base de la démocratie, base certainement plus puissante et plus large que la fameuse pierre sur laquelle est assis le trône du souverain pontife de Rome.
Il résulte de tout cela que la liberté complète de chacun n’est possible que dans l’égalité réelle de tous.
La réalisation de la liberté dans l’égalité, voilà la justice.
Bakounine (1863-1864)