Rude question. A regarder les dernières décennies, nous constatons que nous avons perdu sur bon nombre de sujets et dans de nombreux domaines. Dernièrement nous avons perdu sur les retraites. Mais ce n’est pas une première. D’ailleurs les deux seules fois depuis l’après Seconde Guerre mondiale où nous avons gagné (enfin pour garder le statu quo) ce fut en 1953 (pour les fonctionnaires) et en 1995 contre Juppé (toujours pour conserver le statu quo). Donc aucune véritable victoire pour obtenir de nouveaux acquis. Mais des défaites petit à petit. Sans compter celle à venir où la probable élection d’Edouard Philippe à la présidentielle de 2027 nous amènera vers les 66-67 ans, histoire de s’aligner sur d’autres pays européens. Les travailleurs auront le choix entre l’extrême-droite et la droite libérale. Sauf sursaut hypothétique du monde du travail.
Nous continuons de perdre sur les services publics. La santé, où de plus en plus de nos concitoyens hésitent ou ne se font plus soigner faute d’argent. L’hôpital est asphyxié faute de moyens financiers et humains avec un personnel de plus en plus maltraité. L’école publique, de même perd, face à l’école privée toujours davantage favorisée et qui n’en finit pas de faire plonger l’école dite de la République dans les abîmes. Dans certaines écoles et collèges, on cherche la mixité sociale.
L’antimilitarisme où nous avons du mal à faire entendre notre voix libertaire et pacifiste. Il faut souligner que c’est sous la gauche de Hollande, président socialiste, que la France est devenue le troisième exportateur d’armes au monde. Ces mêmes socialistes qui tiennent des discours sur les droits de l’homme, qui font la morale aux autres pays et qui vendent des armes à des pays belligérants et peu enclins à mettre en place ces fameux droits de l’homme. Où se trouve l’éthique chez les socialistes qui défendent l‘emploi comme si les usines d’armement ne pouvaient pas être réorientées vers d’autres productions plus utiles socialement et qui pourraient ainsi entrer dans le cadre d’une relocalisation, de la métallurgie, par exemple. Et ce SNU, coûteux, qui nous embrigade une partie de la jeunesse. Et l’uniforme à l’école qui pointe son groin.
La religion où l’intégrisme catholique et protestant prolifère. Ainsi que la religion musulmane avec des islamistes qui utilisent l’école comme terrain de jeu à des fins de propagande.
Le nucléaire qui serait devenu une énergie propre s’il ne comportait pas autant de déchets radioactifs pour les générations futures et ce pendant des milliers d’années. Sans compter les dangers d’une fuite, d’une explosion…ce qui n’est pas une vue de l’esprit au regard de Tchernobyl, Fukushima…Pour certains écologistes, il semblerait que la lutte contre les énergies fossiles implique la nécessité du nucléaire. Que de temps perdu depuis les années 70 où les investissements pour la transition écologique n’ont pas été faits. Nous payons ce retard aujourd’hui.
La lutte anti-carcérale perdue, disait Serge Livrozet, à juste titre. Il n’y a jamais eu autant de prisonniers dans des prisons bondées et délabrées pour certaines, de surcroît. Et on continue à construire des prisons…et on continue à se dispenser de la prévention…
Malgré une mobilisation féministe, le nombre de féminicides ne baisse pas. Et l’éducation machiste continue et on est toujours loin de l’égalité salariale homme-femme.
La police hors-la-loi de Maurice Rajsfus est toujours présente. Les violences policières font régulièrement la Une des médias.
La pauvreté ne régresse pas et les Restos du cœur de Coluche qui ne devaient durer que quelques années perdurent. L’Etat en vient même à subventionner ces œuvres caritatives à coup de millions ainsi que les plus fortunés comme Bernard Arnault. Il ne faut pas que la misère soit trop visible dans le pays de l’égalité. Il faut contenir une éventuelle colère. On estime à 35% les gens qui ne font plus trois repas par jour. Mais un pauvre est-il libre ? On pourrait disserter longtemps sur la devise de la République. Combien d’enfants ne partent plus en vacances ? Où est le bon vieux temps des colonies (rien à voir avec Sardou). Sans compter les mal-logés…les sans-abris…
Le racisme s’accroît. L’extrême-droite prolifère. C’est comme la peste de Camus, ce sont des phénomènes qui peuvent s’atténuer mais qui ne disparaissent pas. Ils reviennent quand c’est leur heure. Le nationalisme aussi fait fureur. L’antisémitisme n’a jamais disparu et il suffit par exemple des propos de figures de Civitas pour nous le rappeler.
A ces problématiques déjà anciennes, nous en avons vu de nouvelles venir se greffer plus récemment: la Covid, le dérèglement climatique, la guerre en Ukraine…Et puis, les libertaires sont des militants rationalistes. Nous pesons bien peut face aux sphères complotistes qui puisent leur origine aux Etats-Unis et en Russie avec de gros moyens financiers derrière. L’extrême-droite zemmourienne et diverse s’y investit. La politique n’est que tromperie.
Et nous pourrions lister encore plusieurs sujets qui nous tiennent à cœur et où nous représentons la mémoire des vaincus.
Tout cela pour dire que tout le militantisme dépensé dans les luttes spécifiques (antiracistes, antifascistes, comité d’action des prisonniers…) n’ont pas porté leurs fruits comme escomptés. Pourtant ces luttes étaient et sont toujours légitimes. De même pour les compagnons qui se sont investi corps et âme dans le syndicalisme. Nous pouvons en tirer les conclusions qui s’imposent. La CGT-SR en 1926, la CNT en 1946 puis aujourd’hui en 2023…C’est pratiquement un siècle d’expériences syndicales « autonomes » qui n’ont pas abouti. Le constat est le même pour ceux et celles qui ont intégré, avec ou sans responsabilités syndicales, les syndicats dits représentatifs. Quelques puristes nous diront que quelques centaines d’adhérents à la CNT, CNT-SO, c’est toujours davantage que la moindre organisation anarchiste, et ce n’est pas faux. Mais ces centaines d’adhérents ne sont pas anarchistes…Pour autant, loin de nous l’idée de dire par simplification que le syndicalisme est aujourd’hui inutile. On peut se syndiquer mais ce n’est pas suffisant pour changer l’ordre des choses.
Alors que faire ?
Nous savons par expérience ce qu’il ne faut pas faire et c’est déjà un bon point de départ. Soutenir un gouvernement de gauche, plurielle ou pas, ne relève au final que d’un accompagnement « social » du capitalisme. Et encore. Parfois la gauche au pouvoir fait parfois pire que la droite ou ne s’en éloigne guère : loi travail (loi El Khomri), loi Touraine/retraites sous Hollande…Le programme de la France insoumise aujourd’hui ne remet absolument pas en cause la propriété privée des moyens de production, la loi du marché, bref ce qui fait le capitalisme. Avec Mélenchon, on est dans le flou et quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup disait titine Aubry. Donc le projet de société des « insoumis » laisse à désirer surtout s’il y a négociation avec le PC, le PS et les Verts. Ce qui a tendance à tirer vers le bas les réformes qu’il faudrait, ne serait-ce que pour la nécessaire transition écologique.
Nous avons vu pendant les grèves à propos des retraites, une organisation « Révolution permanente » qui s’est illustrée à plusieurs reprises notamment dans la région havraise. Si sympathique puisse être le volontarisme de ses militants, nous ne suivrons jamais des personnes qui prétendent que le léninisme est une véritable alternative politique. Car c’est bien de cela dont il s’agit : créer un parti ouvrier de classe pour diriger la classe ouvrière. De Proudhon à Bakounine et jusqu’à David Graeber, les libertaires ont toujours pensé que l’étatisation de l’économie, que ce soit en Russie stalinienne, en Chine et partout où elle a été appliquée, a créé une nouvelle bureaucratie qui a pris le pouvoir et la dictature s’est faite sur le prolétariat. Une nouvelle classe privilégiée est apparue et l’exploitation ouvrière est restée en l’état, voire s’est empirée. En réalité, le léninisme outre l’exploitation continue du peuple lui soustrait en plus la liberté de penser et de manifester. Une fois au pouvoir, ce sont les mêmes qui dénoncent ceux et celles qui se rebellent contre le joug des nouveaux maîtres.
Donc pas question pour nous de tendre le bâton pour se faire battre. Les léninistes font un bout de chemin avec les libertaires pour mieux les éliminer à la première occasion. Les partis d’avant-garde aspirent à la prise de pouvoir, à diriger, à instrumentaliser le mouvement syndical et le mouvement social.
Pour résumer, pas question de baisser les bras face au capitalisme « triomphant » qui nous entraîne vers le bas et vers la catastrophe écologique. Pas question de s’acoquiner avec les politiciens, institutionnels (Nupes) ou non (diverses fractions d’extrême-gauche). Car certains tentent des opérations séductions. Pour être clair, pour nous un trotskyste libertaire, c’est un trotskyste et un marxiste libertaire est un marxiste. L’anarchisme est suffisamment riche de penseurs et de pratiques sans qu’on ait besoin de créer un mélange antinomique.
Alors quelles pistes nous reste-t-il ?
Et bien de plus en plus de jeunes libertaires (et parfois de bien plus vieux) s’investissent dans des ZAD, parfois avec succès comme à Notre-Dame des Landes. D’autres montent des communautés indépendantes à quelques-uns en expérimentant une vie en commun à la campagne (Basse-Normandie, Gers…). Ils créent de fait des espaces alternatifs, des lieux de vie…en mettant de l’argent ensemble pour acheter une maison à retaper et un terrain pour cultiver des légumes bio…Aux Etats-Unis, plusieurs personnes après quelques années de travail achètent un immeuble en ville où le rez-de-chaussée est consacré au travail autogéré (mise en place d’ateliers divers : réparation de vélos, peinture, sculpture, couture…). Les machines à laver, sécher le linge…sont à partager selon un planning établi en réunion (hebdomadaire, mensuelle…). Les participants peuvent prendre leur repas en commun ou dans leur appartement, selon l’envi du moment. Bien sûr, tout n’est pas idyllique : conflit de personnalités…mais certains projets tiennent depuis des années. Une autre sociabilité est donc possible dès aujourd’hui. Mais ce fonctionnement ne convient pas à tout le monde.
Cette tentative coopérative et d’entraide fondée sur l’autogestion est une réponse cohérente pour vivre dès maintenant « notre anarchisme ». On nous rétorquera que le système capitaliste dont nous dépendons ne sera pas pour autant aboli. Certes, mais si on peut vivre mieux en accord avec nos convictions, pourquoi pas. Et un agrégat de petites entités libertaires peuvent donner des idées et peut-être un nouveau souffle libertaire. Les expériences sont toujours utiles, ne serait-ce que pour voir ce qui n’a pas fonctionné.
Une deuxième piste qui nous semble intéressante et susceptible d’agréger davantage de militants est celle de l’écologie sociale et libertaire. Le dérèglement climatique s’invite au menu depuis une quarantaine d’années et est devenu une thématique centrale car vitale pour tous et toutes.
Nous constatons que les enjeux climatiques ne sont pas considérés à leur juste réalité/gravité par les gouvernants. Nous ne souhaitons pas donner dans le catastrophisme quoique les catastrophes soient déjà là. Le gouvernement Macron dit avoir pris la mesure des enjeux du réchauffement. Mais les initiatives sur le climat se font attendre et le réchauffement ne semble pas une priorité de l’exécutif qui saupoudrera de quelques milliards quelques mesurettes à terme, histoire de se donner bonne conscience et être dans le tempo à la mode. Leurs priorités de rentrée sont ailleurs. Les financements verts se font attendre et si nous ne bougeons pas, ils seront à nouveau différés. Là où les anarchistes ont leur partition à jouer, c’est que dans le domaine écologique nous sommes sur un terrain transversal où le volet social ne peut-être disjoint du volet écologique. Et quand on est sur le terrain, on n’aime pas que des technocrates nous disent quoi faire du haut des gradins ou du bas de leurs strapontins hors sol. La transition écologique ne peut se faire sans les travailleurs et a fortiori contre eux. Nous avons un avantage, c’est que pour une fois, il y a un consensus des scientifiques sur ce réchauffement climatique qui vient encore plus vite que prévu. La baisse des émissions de CO2 est primordiale et tout le monde devra s’y coller. Le monde des affaires freine des quatre fers. Les mesures qui seront prises doivent intégrer que c’est le capitalisme prédateur qui nous a conduit là où nous en sommes et qu’il ne doit pas tergiverser pour rendre des comptes et payer. Que le capitalisme doit donc impérativement financer la transition écologique. Que demander aux gens d’agir individuellement à leur niveau ne peut que déresponsabiliser les fauteurs de troubles : les capitalistes. Que se cantonner aux changements de réglementation est insuffisant. La décarbonation totale ne peut se satisfaire de pansements sur une jambe de bois. Quand on constate qu’un pays comme le Kenya tire 90% de son électricité de sources renouvelables, on peut raisonnablement penser qu’un pays comme la France pourrait largement en faire autant.
Les pauvres n’ont pas à payer la crise climatique, ils n’en sont pas responsables contrairement à d’autres bien identifiés (Shell, Total…). Et c’est encore plus vrai pour l’Afrique. Si la pandémie a engendré une crise économique suivie d’une inflation difficile à juguler, les gouvernements ont les moyens d’agir pour mettre un terme à ces difficultés. Par contre les conséquences du dérèglement climatique sont bien plus graves et même si nous arrivions à limiter nos émissions de manière drastique, le réchauffement des océans ne diminuerait pas comme par magie immédiatement. Et là encore, ce sont les plus pauvres qui feront les frais de l’incurie des dirigeants. Il faut donc marcher sur ses deux jambes. D’une part diminuer les émissions, d’autre part mettre en œuvre des projets pour limiter la casse. C’est-à-dire qu’on doit se donner les moyens d’adoucir la hausse des températures.
Les libertaires n’attendent pas grand-chose de l’Etat mais entendent peser sur les communes (au sens large) qui ont davantage de moyens d’agir à condition de ne pas les étrangler financièrement comme c’est le cas aujourd’hui. La végétalisation en ville, le reboisement, l’instauration de haies dans les champs…sont du domaine de la commune qu’elle soit petite ou plus grande, rurale ou urbaine. Il nous faut trouver des solutions pour adoucir la vie des gens dans tous les sens du terme : vivre mieux en satisfaisant tous nos besoins qui devraient être adéquats à chaque époque et trouver une adaptation à la hausse de la chaleur ou à la montée des eaux.
Pomper les nappes phréatiques pour arroser les gros de l’agroalimentaire est à bannir. Il faut remettre à plat notre mode de fonctionnement, nos valeurs éthiques libertaires et environnementales.
Les anarchistes peuvent proposer des solutions comme celles des Bourses de l’écologie sans pour autant singer les Bourses du Travail.
Nous avons à multiples reprises proposé des solutions alternatives sur le site du Libertaire. Nous reviendrons dans un format plus construit avec des pistes nouvelles. Tout en sachant que l’esprit libertaire ne ferme pas les portes mais au contraire les entrouvrent vers d’autres horizons, de ceux qui n’ont rien à voir avec Edouard Philippe et encore moins avec le R.N.
Un autre futur est à construire ; nous avons le choix entre subir une démocrature qui se profile, basée sur les profits de la décarbonation, ou créer une alternative avec les travailleurs pour une société fédéraliste libertaire dont l’écologie sociale serait le pivot.
Patoche (GLJD)