Jules Durand

L’affaire Durand

Le texte suivant fut écrit à chaud par Cornille Geeroms, secrétaire de l’Union des Syndicats du Havre et de la Région au moment de l’affaire Durand. Geeroms était membre du groupe libertaire du Havre en 1908. C’est en tant que correspondant de la Vie Ouvrière qu’il livre un article édifiant sur l’Affaire Durand.

La grève des charbonniers

Les charbonniers forment deux catégories : les hommes travaillant à bord, au déchargement du charbon, occupés simplement lorsqu’il y a des bateaux en déchargement, ce qui fait qu’en moyenne ils travaillent trois jours la semaine. Ils sont payés à raison de 9 francs par jour ou plus exactement de 4,50 francs par vacation de 4 heures de travail, ce qui arrive à leur faire des semaines d’à peine 27 francs.

Les « crapauds », sortes de bennes automatiques, se chargeant toutes seules, étaient venus récemment réduire encore leur travail et les condamner à un chômage plus considérable.

Aussi, ces malheureux pour la plupart des déclassés, sont-ils obligés de coucher dans des wagons et de vivre au petit bonheur. Un fourneau électrique est installé sur les quais, leur permettant de se restaurer avec quelques sous. Contraints de vivre dans de pareilles conditions, il n’est pas surprenant que cette corporation compte 90 % d’alcooliques.

L’autre catégorie de charbonniers est formée des ouvriers du chantier. Leur travail consiste à mettre le charbon en sacs et à le livrer en ville. D’autres sont occupés à faire des mélanges et à fabriquer mécaniquement des briquettes. Ceux-là travaillent 6 jours par semaine et gagne 5,50 francs par jour.

En tout il y a au Havre, 6 à 700 charbonniers.

Depuis quelques mois, par suite du renchérissement des denrées, Le Havre a vu éclater de multiples grèves qui ont touché 15 000 ouvriers de toutes corporations. La plupart de ces grèves ont réussi. Cette agitation avait éveillé l’attention des charbonniers.

Ils avaient bien un syndicat existant de très longue date, mais une dizaine d’ouvriers seulement étaient inscrits sur ses registres. Ce syndicat était sans action, il se bornait à faire de la mutualité.

Les charbonniers voulurent agir. Ils vinrent à l’Union des Syndicats demander appui. Ils y furent bien reçus, on le conçoit. Trois réunions furent organisées par l’Union, elles réussirent, et la réorganisation des charbonniers ne fut qu’une question de temps.

Mais les charbonniers voulurent aller vite, sans choisir le moment, sans examiner les forces des adversaires, sans se donner des moyens solides de résistance, ne voyant qu’une chose, n’escomptant qu’une alternative : le succès immédiat, le succès que les autres corporations anciennement unies et déjà expérimentées avaient remporté. Il y avait une raison à cette précipitation. Nous venons de dire que les charbonniers avaient déjà été victimes des « crapauds » et que travaillant seulement trois jours par semaine, leur situation était misérable. Or, un matin – il y a de cela une année – la Compagnie Générale Transatlantique passait un marché avec un industriel, monsieur Clarke. Cet industriel fournissait un appareil monté sur portique mû par l’électricité et permettant de décharger en quelques heures un steamer comme le Saint Adresse, qui peut fournir à lui seul, par un seul voyage chaque semaine, le combustible réclamé par les paquebots de la Compagnie.

Cet appareil Clarke, monté sur un ponton, a été baptisé le Tancarville. Il mesure 50 mètres de longueur sur 10 mètres de largeur. Ses cales peuvent contenir, outre la machinerie, environ 1 800 tonnes de charbon. Il se compose de 4 pylônes en fer croisé reliés à leur sommet par une coupole de même métal, une chaîne à godets, assez semblables à celle des dragues, cueille le charbon dans la soute, puis le porte au sommet de l’appareil. Là, il se trouve déversé dans de longues conduites en tôle ; puis de là, dans des manches de même métal articulées et peuvent être mises directement en contact avec les ouvertures des paquebots à charger.

L’appareil Clarke, ainsi disposé peut débiter sans interruption 150 à 200 tonnes de combustible à l’heure. La Provence, le plus grand paquebot, qui prend environ 3 400 tonnes de charbon, peut ainsi faire le plein de ses soutes en une vingtaine d’heures, soit environ le travail de 150 ouvriers.

J’eus toutes les peines du monde à faire comprendre aux charbonniers qu’ils avaient tort de poursuivre la suppression de cet appareil. Ils seraient ainsi les ennemis déclarés de tout progrès pouvant améliorer leur sort si pénible.

Ils y consentirent, mais à une condition. C’est que tous les ouvriers intéressés participent aux bénéfices de ce progrès en recevant une augmentation de salaire de 1 franc par jour.

D’autre part, ils s’étaient engagés les uns envers les autres à ralentir le travail afin d’augmenter les bordées et d’occuper le plus possible de travailleurs charbonniers. Quoi de plus juste ? N’est-ce pas le seul moyen que possèdent les travailleurs pour lutter contre le chômage occasionné par le machinisme.

Voilà les origines du conflit des charbonniers.

Dongé entre en scène

Dongé était une brute alcoolique. Père de 3 enfants, il avait abandonné sa femme et ses enfants.

Ivrogne, voleur, sans conscience, sans intelligence, sans conversation, il avait toutes les qualités de chef de bordée à la Compagnie Transatlantique.

Dans une réunion tenue avant la grève, il monta à la tribune et dans son bafouillis déclara qu’il approuvait ces revendications et qu’il engageait les charbonniers à aller jusqu’à la grève. Mais connu par tous les charbonniers comme un mauvais camarade, il fut pris pour un mouchard. Venant de lui, de telles paroles furent mal accueillies. Plusieurs assistants voulurent même le chasser de la salle de réunion. Durand s’y opposa.

« Ici, on discute, on ne se bat pas » dit-il.

Les revendications furent étudiées. Finalement on se prononça pour les suivantes :

1° 10 francs par jour pour les déchargeurs

2° 6 francs pour les ouvriers des chantiers

3° la suppression du fourneau économique

4° l’installation d’une salle de douches chaudes pour se nettoyer

Dès lors des démarches auprès des négociants furent faites par le Secrétaire, afin d’expliquer la légitimité des revendications. Partout Durand fut rebuté.

Les forces patronales

Quels adversaires trouvent en face d’eux les charbonniers ? Les voici : M. M. Merriot, de la société d’Affrètement, Président du Syndicat patronal, Worms et Cie, Acher, Praux et Cie, Rud et Remy, la société des Houilles et Agglomérés, enfin la puissante Compagnie Générale Transatlantique.

Rien que des compagnies à actionnaires très riches. Elles vont opposer une furieuse résistance.

Lorsqu’une grève éclate, les travailleurs ont grand intérêt à s’attirer les sympathies de l’opinion publique. Les charbonniers ne s’en préoccupèrent pas. Pendant ce temps, les négociants eux faisaient faire cette besogne par la presse bourgeoise qui dans ces circonstances, ne fait jamais défaut. Elle sut faire sonner aux oreilles de ses lecteurs les 9 francs par jour gagnés par un charbonnier et supporté par la clientèle.

Vous voyez d’ici les développements : plus un charbonnier gagne d’argent comme salaire, plus le charbon est cher ! Tablant sur l’augmentation générale des vivres, ils citèrent ces salaires des autres villes, telles que Rouen, Bordeaux, Dunkerque, Marseille inférieurs disaient-ils, à ceux du Havre.

Il n’y a qu’à Cette que les ouvriers ont ces salaires mais chacun sait, disaient-ils, que le port est livré à l’anarchie… Pour compléter ce tableau noir, il suffisait aux journaux de joindre la mentalité et la moralité des charbonniers pour que l’opinion publique ne fût pas avec les grévistes.

Pourtant il fallait lutter. Accompagné tantôt par l’un, tantôt par l’autre, Durand faisait démarches sur démarches pour gagner des gens à la cause des grévistes pour quêter en ville et amasser les gros sous nécessaires pour que bouille la marmite des soupes communistes installés à la Bourse du Travail.

Partout, Durand était rebuté. M. Merriot l’avait tout simplement chassé. Il se rendit chez M. Siegfried, député et chez M. Genestral, maire du Havre. Ces derniers bien entendu ne purent lui donner que des promesses platoniques d’intervention.

Les négociants eux prenaient toutes les précautions. Ils mettaient en branle la chambre de Commerce.

Qu’allait faire cette organisation patronale ? Etendre le machinisme, acheter des grues et des « crapauds » afin de supprimer dans une très large mesure la main d’œuvre ouvrière. Les négociants se rappelèrent l’existence d’une coopérative de déchargement de charbon autrefois ouvrière, aujourd’hui capitaliste qui avait en réserve une quantité assez forte de « crapauds ». La Chambre de Commerce s’offrit à les lui louer à un prix de 30 francs par jour, je crois. Jusqu’ici cette coopérative avait refusé. Juste en période de lutte, elle change d’avis et consent à jouer un rôle de trahison ouvrière.

A la Compagnie Générale Transatlantique quelques jaunes travaillaient. Ce sont ceux-là qui jouèrent le plus grand rôle dans l’affaire Durand – Dongé.

Malgré la résistance opposée par les patrons, les grévistes tenaient toujours bon. Matin et soir, ils tenaient des réunions. Sachant leur inexpérience de la lutte j’assistais à toutes. Je puis affirmer que rien ne faisait prévoir les événements qui allaient se dérouler.

La mort de Dongé

Les quais du port sont bordés de cabarets. Les rixes sont tellement fréquentes que la sous-préfecture a installé un poste de police dans la tente même où fonctionne le fourneau économique.

Le 9 septembre, Dongé avait accompli deux jours et deux nuits de travail sans prendre aucun repos. Muni de sa paie, il se proposait de faire une bonne fête en l’honneur des grévistes, car la grève lui avait permis de ramasser une bonne paie. Pendant tout l’après-midi, il court de cabaret en cabaret. Il va acheter un revolver et des cartouches. Dans quel but ? Puis il continue jusqu’à 9 heures du soir à se saouler d’alcool.

Voilà le brave ouvrier, l’honnête homme, le père modèle sur lequel a pleuré la presse bourgeoise !

D’autres charbonniers étaient en ribotte. Ils étaient aussi ivres que Dongé. On prétend qu’ils étaient 10. L’un d’entre eux revenait d’Honfleur où il avait travaillé. Quiconque connaît un peu les habitudes des charbonniers sait que lorsque l’un d’eux fait la noce, l’argent qu’il possède appartient autant à ses camarades qu’à lui-même. Tout ce monde-là se trouvait en état d’ivresse très avancée.

Que s’est-il passé ? On peut aisément l’imaginer. A cours de cette « bombe » quelqu’un aurait reproché à Dongé d’avoir travaillé et fait du tort aux grévistes. Deux camps se sont formés et naturellement, Dongé l’alcoolique, le sournois, le chef de bordée, nargue ses amis, leur met sous le nez sa paye, les menace de son revolver. Les autres lui rappellent qu’il a poussé à la grève et qu’ensuite il a trahi ses camarades de travail.

Qu’il est par conséquent un dégoûtant. Il est tout naturel que Dongé reste seul contre tous les autres. Ceux-ci le frappent : ils cognent aveuglément et chacun pour sa part, Dongé est terrassé, assommé.

Les batailleurs sont arrêtés sur le champ. Vu leur état d’ivresse, ils ne peuvent être interrogés de suite ainsi que l’a témoigné le chef de la sûreté.

Dongé mourait, de cette rixe d’ivrognes, le lendemain, à l’hôpital. Nous étions le 10 septembre, un samedi.

Un homme prend tout de suite la direction de la campagne. C’est l’agent général au Havre de la Transatlantique, Ducrot. Il fait, sous la tente, une enquête pour savoir ( ?) comment Dongé a trouvé la mort. Avec son chef de la manutention, Jules Delarue, il influence quelques ouvriers pour leur faire dire que la mort de Dongé fut décidée et votée dans une réunion des grévistes.

Une fois qu’il a trouvé quelques ouvriers complaisants, Ducrot les conduit chez le procureur et y dépose une plainte pour assassinat.

On s’imagine avec quelle complaisance le représentant de la Transatlantique fut reçu et écouté. Le lendemain matin, dimanche, Durand le secrétaire du syndicat, Gaston Boyer, le trésorier, Henri Boyer, le secrétaire adjoint étaient arrêtés, c’est-à-dire tout le bureau du syndicat.

Etaient arrêtés aussi les charbonniers Mathien, Couillandre, Bauzin et Lefrançois, tous quatre inconnus au syndicat.

Le casier judiciaire de nos trois camarades était absolument vierge ; celui de nos co-inculpés, bien garni. Pour la Transatlantique, il était habile de faire un tel mélange. Elle allait pouvoir insulter et calomnier plus à son aise.

La grève était tuée du coup. Tout le monde était démoralisé. Le Comité de grève décidait la reprise du travail le lendemain.

Le Maire avait interdit toute quête en ville et tout attroupement. La Bourse du Travail était cernée par la police. La dernière assemblée de grève adopta l’ordre du jour suivant :

« Les charbonniers des quais et des chantiers, réunis au nombre de 500, après avoir examiné la situation de la grève ;

Considérant que dans la lutte menée par les charbonniers pour obtenir une amélioration à leur sort, la population toute entière étant de cœur avec eux ;

Considérant que, malgré les concessions faites par les ouvriers des quais pour atténuer le conflit, les patrons sont restés intraitables ;

Considérant qu’une municipalité, dite démocratique, a fait cesser un moyen de secours sous le prétexte d’un incident ;

Considérant la promesse faite par les patrons d’entrer en pourparlers pour examiner leurs revendications ;

Déclarent ne pas être responsables des incidents de lutte qui se sont produits et qui ont revêtu un caractère de gravité qu’il faut imputer à la mauvaise volonté patronale, attitude exaspérante, plutôt que conciliante ;

S’engagent à s’organiser plus fortement, à s’éduquer et à obtenir, bon gré mal gré, les revendications indispensables à leur affranchissement ;

Ils constatent une fois de plus que la force armée, la police, la magistrature sont mises à la disposition du patronat contre les travailleurs ;

Dans un but d’apaisement, ils décident la reprise du travail et se séparent aux cris de « Vive le syndicat ! Vive l’union des travailleurs ! ».

Devenus maîtres de la situation, les patrons refusent cette reprise du travail sans conditions. Il leur faut une convention par laquelle les ouvriers s’engagent à faire tant de déchargements, c’est-à-dire une taxe élevée. Les ouvriers sont forcés de l’accepter.

Quelques jours, après un lok-out patronal est déclaré afin de faire reprendre le travail aux chantiers Merrot ; ces derniers avaient été mis à l’index comme ayant refusé de reprendre trois syndiqués.

Cette grève, on le voit, succombait, traquée par tout un ensemble de forces malfaisantes.

L’instruction poursuivait son cours. Le juge d’instruction, M. Vernis la menait même rondement. C’est à peine s’il écoutait les nombreux témoins à charge. Par contre, il entendait complaisamment les témoins à charge.

En dépit des criailleries de la presse et des manœuvres patronales et judiciaires, nous gardions confiance. Nous comptions sur le jury de Rouen pour ramener à ses proportions de simple rixe entre ivrognes la mort de Dongé, et pour proclamer l’innocence complète de nos camarades Durand et Boyer.

Je suis allé, en qualité de Secrétaire de l’Union des Syndicats du Havre, témoigner aux assises. J’ai suivi les débats, j’ai assisté à cette comédie lugubre ; j’ai vécu ces trois journées d’audience où le cœur de tous se serrait. Quand le verdict du jury m’a été annoncé et que j’ai appris la condamnation à mort de Durand, un premier sentiment m’a envahi tout entier. Ce n’est pas possible !

L’effroi de l’étonnement, de la surprise, s’est vite dissipé. Non seulement c’était possible, mais c’était la réalité, douloureuse et farouche. Durand venait d’être condamné à mort pour complicité morale dans le meurtre de Dongé. Mathien était condamné à 15 ans de travaux forcés, Couillandre, à 8 ans ; Lefrançois, à 8 ans aussi et à la relégation à l’expiration de cette peine. Les frères Boyer étaient acquittés.

Le crime judiciaire

Nous examinons en détail le procès, arrivons au crime. Dreyfus, bien qu’innocent avait été condamné parce que juif ; Durand bien qu’innocent, a été condamné parce que secrétaire du syndicat.

L’inculpation dans cette rixe d’ivrognes, de Durand secrétaire du syndicat des charbonniers et des frères Boyer, militants du syndicat et ouvriers de la Transatlantique, a été l’œuvre d’un homme, d’un seul. Cet homme, c’est M. Ducrot, agent général de la Compagnie Transatlantique.

Non, après un tel procès, on ne peut pas dire que les jurés ont condamné parce que l’accusation leur semblait fondée. On ne peut pas supposer que dans leur âme et conscience, ils ont pu croire un seul instant à la culpabilité de Durand. Ils ont condamné parce qu’ils voulaient condamner un secrétaire de syndicat. Ils ont condamné parce qu’ils ont la haine des ouvriers, parce que la grande presse leur inculque chaque jour la haine du militant, parce qu’ils veulent que la bourgeoisie règne, en maîtresse absolue, sur un prolétariat asservi.

Ils ont voulu arrêter l’élan de la classe ouvrière, tuer l’esprit de revendication. Ils se sont trompés.

Déjà nous avons des faits qui démontrent d’une façon certaine la complicité des témoins à charge et de la Transatlantique.

Pour ceux qui, comme moi, ont fait le voyage de Rouen en même temps que les témoins à charge, il ne saurait y avoir de doute. Ces charbonniers misérables, sans domicile fixe et sans garde-robe étaient tous nippés de frais. Tous portaient de superbes complets neufs. Ils firent le voyage non point seuls, mais avec leurs femmes et leurs enfants. Ces habitués du fourneau économique achetèrent à la foire de Rouen qui se tenait à ce moment, force jouets pour leurs enfants, force cadeaux pour leurs amis.

Qui paya les complets neufs ? Qui paya le voyage des femmes et des enfants ? Qui fournit l’argent de poche ? A ces questions nous serons sans doute bientôt en mesure de répondre d’une façon catégorique.

La protestation ouvrière

Aussi lorsque le lundi arrive dès le matin, le chômage est presque général. Toutes les grosses corporations qui font la vie du Havre sont complètement arrêtées. Pour les autres, il y a un chômage partiel très étendu.

Au port, tout est arrêté : les 4 000 travailleurs du port, ouvriers du port, voiliers, dockers, charbonniers, camionneurs, chômèrent en totalité. Les 3 000 ouvriers du bâtiment font de même. Les mouleurs chôment aussi en totalité y compris les renégats de la grève Westhinghouse de l’an dernier.

Ailleurs chez les ouvriers des ateliers des tramways, dont le syndicat n’est pourtant pas confédéré, chez les employés, chez les boulangers, chez les gaziers il y a un chômage partiel considérable. De nombreux employés ont quitté le bureau. La grève de protestation englobe sans exagération 10 000 travailleurs.

C’est pourquoi lorsqu’il s’agit de tenir le meeting annoncé pour le matin, la salle Franklin qui tient habituellement 3 000 personnes et qui ce jour-là en contient plus de 4 000, tellement on s’y pressait n’est pas assez grande. Une partie des assistants est obligée de se tenir dans la salle de la Bourse du Travail qui est attenante et d’écouter les discours à travers la cloison.

L’après-midi, ce sont 3 meetings qui ont lieu simultanément. 4 000 personnes étaient à la salle Franklin, 2 500 à la Maison du Peuple, 1 500 à la Salle des Fêtes de l’Eure. Sans compter tous ceux qui durent rester dehors faute de place. De l’avis de vieux Havrais, il n’y avait jamais eu pareille manifestation.

On acclame comme président d’honneur à la Salle Franklin le père Durand qui vient d’être renvoyé de la Société d’Affrètement où il travaillait depuis 22 ans, parce qu’il n’a pas voulu charger son fils en cour d’Assises. Le pauvre vieux veut remercier, mais l’émotion l’en empêche. C’est alors, pendant plus de 10 minutes une ovation indescriptible. Partout, d’ailleurs, l’enthousiasme est énorme. Les orateurs vont d’un meeting à l’autre et partout on acclame la révision du procès.

A la sortie les assistants des trois réunions veulent se concentrer au lieu-dit le Rond-Point, pour aller manifester ensemble, mais la police parvient à cerner le Rond-Point et à empêcher la manifestation. Les troupes étaient consignées. Le 129ème avait reçu des cartouches. La police fut brutale, comme à son ordinaire, mais je dois dire cependant que la plupart des simples sergents n’y allaient qu’en rechignant. C’étaient les commissaires de police qui les excitaient et les obligeaient à marcher.

Les gendarmes en particulier assistèrent impassibles aux bagarres, sans intervenir. Bien plus, le lendemain matin, je recevais à la Bourse, la visite de trois flics, dont un de première classe, qui venaient assurer l’Union des Syndicats de leur sympathie dans la lutte entreprise et protester contre la brutalité de leurs collègues durant les évènements de la veille.

Même chez les flics, les trop grandes iniquités portent leurs fruits…

GEEROMS

Secrétaire de l’Union des Syndicats du Havre,

La vie ouvrière, décembre 1910.