C’est au nom du peuple que Jules Durand fut jugé. Ce charbonnier appartenait au peuple, celui des gens d’en bas, qui triment pour vivoter. « Gueule noire », antimilitariste, défenseur des droits de l’homme, syndicaliste et anarchiste, Jules Durand était partisan de la grève perlée et du sabotage. Mais avant tout, Jules Durand était un responsable syndical local gênant, le représentant d’opprimés en quête d’émancipation et de droits dont il fallait calmer les ardeurs.
Condamné à être guillotiné sur une place publique de Rouen, le 25 novembre 1910, par la Cour d’assises de Seine-Inférieure, Jules Durand est finalement innocenté par la Cour de cassation, le 15 juin 1918. Pour en arriver à cette décision, huit années de procédures et une cascade d’arrêts révèlent le forfait judiciaire de cette affaire. Parallèlement une mobilisation ouvrière intense, au Havre, en France et à l’étranger tente d’infléchir la décision des juges et d’obtenir la libération du condamné.
Comment l’Affaire Durand a-t-elle pu s’égarer sur le plan juridique ? Quels facteurs conjugués ont pu aboutir à une condamnation à mort et à la folie d’un responsable syndical ? Pourquoi le syndicalisme d’action directe faisait-il aussi peur aux représentants de l’ordre établi ? La publication in extenso des plaidoiries des avocats de la défense de Jules Durand et de ses co-accusés lors des Assises de Rouen, mais également celle des comptes-rendus de la police, nous permettent de donner des éléments de réponse. Au-delà de l’hommage à Jules Durand, ce « Dreyfus ouvrier », il nous a semblé important de mettre au clair les dysfonctionnements de la justice de l’époque. De même, il nous a paru nécessaire de se replonger dans les pratiques syndicalistes révolutionnaires de la période d’avant la Première Guerre mondiale.
De nombreux documents inédits sont fournis dans ce livre. Ce sont des données qui s’ajoutent à celles déjà fournies dans deux ouvrages précédents de Patrice Rannou.
« En ce qui touche l’état de la procédure : – Attendu que Durand, ouvrier charbonnier au Havre, a été condamné à la peine de mort pour s’être rendu complice par provocation de l’homicide volontairement commis le 9 septembre 1910, au Havre, sur la personne de Dongé Pierre Louis, ouvrier charbonnier, par Mathieu, Lefrançois et Couillandre, également ouvriers charbonniers, condamnés par le même arrêt, le premier à quinze ans de travaux forcés pour assassinat, les deux autres à huit ans de la même peine pour meurtre ; – Attendu qu’il résulte de l’arrêt de renvoi et de l’acte d’accusation que Dongé qui travaillait au service du charbonnage de la Cie Transatlantique a été tué au cours d’une grève des ouvriers charbonniers du Havre ; qu’il s’était attiré des animosités en reprenant le travail dès le lendemain du jour où il avait paru adhérer à la grève ; que les meurtriers auraient agi à l’instigation de Durand, secrétaire du syndicat des charbonniers lequel aurait provoqué au crime en déclarant dans plusieurs réunions des grévistes qu’il fallait se séparer de Dongé, le supprimer, le faire disparaître, en proposant aux assemblées et en faisant voter la mort de cet ouvrier, enfin en désignant une vingtaine de grévistes chargés de rechercher et de châtier les renégats et particulièrement Dongé ; – Attendu que les charges relevées contre Durand résultaient des déclarations de douze ouvriers de la Cie Transatlantique qui, après avoir, pendant quelques jours, abandonné le travail et fréquenté les réunions, sont rentrés au chantier avant la fin de la grève et le meurtre de Dongé et ont rapporté dans l’instruction les propos que Durand aurait tenus dans ces réunions… »