Dans sa monumentale Histoire de la Civilisation, Will Durant faisait cette constatation désabusée : « A tout moment l’histoire nous montre combien fragile est l’armature de la civilisation et qu’elle ne repose, par un équilibre, que sur le sommet d’un volcan, toujours en activité, de misérable barbarie, d’oppression, de superstition et d’ignorance. »
Ce propos de l’historien américain n’est pas de perdre de sa pertinence, au vu des événements qui agitent actuellement le monde et dont nous sommes quotidiennement les témoins. La notion de civilisation est fort complexe. Aussi, afin de dissiper toute ambiguïté, n’est-il pas inutile de préciser que je n’emploie ici le terme civilisation que par opposition à barbarie.
Comment ose-t-on appeler « civilisation » les « valeurs » spirituelles et morales sur lesquelles repose tout ordre social de notre Occident chrétien ? Oser qualifier de civilisation un système social qui privilégie l’exploitation, la force brutale, la médiocrité, la cupidité et le parasitisme est un défi au bon sens, une monstrueuse tromperie.
Belle civilisation, en effet, dont on ne peut prononcer le nom sans évoquer les horreurs que ce terme recèle. Ce sont tantôt des guerres meurtrières entre ethnies et entre religions, tantôt des crises économiques, toutes provoquées par de sordides questions d’intérêt et de pouvoir. Avec pour conséquences des morts et des chômeurs par millions, l’exil, la misère, la maladie, le suicide. Et c’est cette civilisation-là qu’on nous propose comme modèle ! Tout être humain normalement constitué n’est-il pas tenté de fuir « ce gouffre où triomphent les vices » et, tel Alceste, « de chercher sur la terre un endroit écarté où d’être un homme d’honneur on ait la liberté » ?
Certains peuples primitifs, que nous autres « civilisés » qualifions de « sauvages », font preuve, dans leurs relations avec leurs semblables, de sentiments plus humains et d’un comportement plus civilisé que beaucoup de nos contemporains soi-disant évolués. Ces « primitifs » ne connaissent aucun des conflits que suscite en permanence une organisation sociale fondée sur la propriété, l’autorité, la hiérarchie, la concurrence, la thésaurisation, la compétition, etc. L’homme ne s’est-il donc dégagé de l’animalité que pour sombrer dans la bestialité ?
L’être véritablement civilisé, c’est l’être sachant faire preuve de civilité, c’est-à-dire d’observation des règles régissant la vie en société (qu’il ne faut surtout pas confondre avec les lois édictées par le pouvoir établi). C’est donc le citoyen capable d’égards envers autrui. Or, je vous le demande, quels égards pourrions-nous attendre de la part d’individus dressés à l’agressivité, ambitieux, haineux, prêts à tout pour arriver, réussir, dominer ?
Le « progrès » de nos sociétés modernes n’équivaut-il pas plutôt à une régression des comportements sociaux ? En tout cas, il serait risqué de croire que la civilisation est en constante progression, qu’elle procède d’une évolution naturelle, fatale. Will Durant nous le rappelle : « La civilisation n’est ni innée ni impérissable ; chaque génération doit en faire une acquisition nouvelle, et toute interruption trop prononcée dans sa marche peut entraîner sa fin. »
L’humanité est passée d’une civilisation naturelle à une civilisation artificielle. C’est tout le problème des rapports humains et des structures sociales qui est à revoir.
Belle découverte, direz-vous. N’est-ce pas précisément à quoi tend l’anarchisme ?
André Panchaud
Nous dédions cet article à ceux et celles qui nous parlent aujourd’hui de guerre de civilisations, notamment à l’extrême-droite mais aussi chez certains souverainistes de gauche. A aucuns moments, ces derniers ne remettent en cause les hiérarchies et les dominations… Ils génèrent juste un discours violemment antimusulman, identitariste et raciste au nom de la nécessité de préserver l’identité et la « race blanche.
Notre projet libertaire est quant à lui basé sur une éthique supérieure.
Hélas, mille fois hélas, il est parfois difficile de discerner cette aspiration à une éthique libertaire chez les brutes qui se massacrent d’un bout à l’autre de la planète. Il suffit de constater ce qu’il se passe en Palestine aujourd’hui. Ce qu’il se passe en Ukraine depuis 2014 et les récents assassinats de masse au Tigré (500 000 morts !), les victimes au Nigéria, Sahel…
La civilisation ne peut évoluer que dans la mesure où évoluent les intelligences et les mentalités. Toute civilisation qui s’éloigne de l’esprit est une caricature de civilisation. Or si on se réfère aux informations dispensées quotidiennement par les médias, il faut être nanti d’un bel optimisme pour affirmer que la civilisation moderne se rapproche de l’esprit. Et surtout de l’esprit libertaire.
Par bonheur pour l’évolution de l’humanité, on n’élimine pas les idées comme on le fait d’un adversaire ou d’un concurrent. Et là où germe la pensée libertaire, là aussi peut fleurir la civilisation… la vraie.