Anarchisme en mouvement

L’anarchisme possède des invariants mais il cesse d’être anarchisme dès qu’il s’immobilise, se pétrifie et cesse de changer. L’anarchisme se modifie en fonction de la domination en vigueur au moment où il est vécu, c’est-à-dire que l’anarchisme est de son époque et ne stagne pas dans des principes figés sinon il perd sa raison d’être pour devenir autre chose.

En y regardant de plus près, il s’avère que le changement est un trait proprement constitutif de l’anarchisme, et non simplement un élément circonstanciel dans le rythme des changements sociaux. Cette particularité tient au rapport particulier qu’entretiennent « les anarchismes » entre théorie et pratique, et que Proudhon a très clairement souligné lorsqu’il écrit : « L’idée naît de l’action et doit retourner à l’action ». Cette boucle récursive qui unit théorie et pratique signifie que lorsque les pratiques sont modifiées, l’idée est également modifiée, ce qui entraîne à son tour une modification des pratiques, développant ainsi un processus sans fin. C’est d’ailleurs ce que les anarcho-syndicalistes du début du XXème siècle disaient du syndicalisme révolutionnaire en d’autres termes.

Les anarchistes ont théorisé et essayé de mettre en pratique à de multiples reprises la grève générale, mais ce fut un échec : grève générale pour les huit heures le Premier mai 1906, grève générale des cheminots en 1910 où 3 000 d’entre eux furent licenciés…Même si de notables avancées ont eu lieu en 1936 et 1968, l’ordre des choses ne fut pas chamboulé pour autant et les gains obtenus furent rapidement rognés voire repris par le patronat et l’Etat. En 1995, la grève générale contre la réforme des retraites de Jupé a mis un coup d’arrêt au projet de ce dernier mais les travailleurs n’ont quasiment rien obtenu d’autres. Et depuis les gouvernements de droite comme de gauche ont progressivement contre-attaqué et aujourd’hui le départ à la retraite est à 64 ans. De nombreux compagnons ont de même expérimenté les candidatures abstentionnistes à la fin du XIXè et début XXème siècle. Là encore, les résultats escomptés ne furent pas à la hauteur des efforts militants déployés.

Les libertaires ont alors recentré leurs combats et réflexions. En 1911, par exemple, les compagnons gravitant autour des Temps Nouveaux, le journal de Jean Grave, stipulaient que « L’organisation ne peut avoir qu’une seule base : l’autonomie. » Que la lecture des journaux et revues libertaires demandaient et suscitaient beaucoup de réflexions. Que les lecteurs des Temps Nouveaux étaient les plus à même d’assimiler la doctrine individualiste… Bien entendu, la doctrine individualiste ne recouvrait pas celle des lecteurs du journal « L’Anarchie » anti-syndicaliste et plus ou moins fourretout. La démarche personnelle restait donc essentielle mais « la pratique de la solidarité entre individus ayant une philosophie commune, une ligne de conduite déterminée » étaient les premiers bienfaits des groupements libertaires.

Certains camarades ayant eu une longue expérience militante dans les rangs syndicalistes et anarchistes en étaient arrivés à la conclusion que les associations pour un but déterminé, restreint, donnaient beaucoup de résultats : « On ne touche pas à tout ; on fait mieux ce que l’on veut faire. »

Et ces camarades de favoriser et cultiver l’entraide, ce qui induisait aussi de rendre service…

La difficulté rencontrée est que les anarchistes ne se structurent pas comme les partis de la classe ouvrière. L’anarchisme est comparable à un archipel. Les liens entre les groupes sont quelques journaux et quelques actions ponctuelles notamment de solidarité. Et cette tradition de solidarité se retrouve envers les réalisations et les expériences sociales. Cela n’empêche absolument pas de critiquer et attaquer les gouvernements qui font sombrer l’école laïque et de défendre les principes anarchistes qu’ils jugent attaqués ou mal expliqués. Une culture autodidacte solide est obtenue grâce aux lectures d’auteurs anarchistes bien sûr mais aussi au travers des romans (Germinal d’Emile Zola pour ne citer que lui) ou de philosophes qui fournissent aux militants des pistes de réflexion.

La synthèse anarchiste de Voline donne la voie à suivre aussi en apportant moins de véhémence dans les contradictions entre les différents anarchismes afin que la discussion soit toujours empreinte de discussions fraternelles. A défaut, c’est le brouhaha et l’invective qui dominent.

Au début du siècle dernier, les combats étaient parfois gagnés par la violence dont les ouvriers anarchistes n’excluaient pas l’utilisation, ce qui faisait dire que: « L’ouvrier ne peut-être un méditatif dans sa situation matérielle, intellectuelle et sociale actuelle. Il est habitué à soumettre la matière à sa volonté, il la transforme par des moyens violents, il voit le règne de la force brutale dans l’usine. De plus il souffre et voit souffrir autour de lui et une sainte colère l’anime contre ceux qui soutiennent les sophismes sur lesquels sont basées sa misère et celles des ¾ de l’humanité. Il se révolte et il se porte naturellement à l’exagération. » Cette « exagération » provient du « ventre affamé n’a pas d’oreilles ».

En dehors de l’action syndicale, l’action anarchiste s’est alors soudée dans le combat anticlérical puis après la Première Guerre mondiale dans des comités de vigilance anticlérical et antifasciste.

Des comités de défense laïque et des comités de défense sociale (anarchiste) se sont créés dans la perspective d’un affrontement devenu inévitable. C’était l’actualité du moment. Le fascisme triomphant en Italie et en Allemagne puis avec Franco en Espagne etc. Actualité qui revient au galop avec les différents intégrismes religieux (catholiques, musulmans, évangéliques…) et le danger fasciste qui frappe à nos portes en 2024.

Ce qui était vrai hier l’est encore aujourd’hui : « Affirmons par l’exemple, par la propagande et la lutte même, que les fins de l’homme sont dans la fraternité et le bonheur universels – fraternité et bonheur que pour notre part nous envisageons dans la pleine liberté de l’individu. Dans la connaissance toujours plus grande, recherchons des raisons et des moyens de fraternité. »

Par conséquent l’anarchie ne peut s’épanouir que dans la pleine liberté individuelle ; l’homme doit être libre et puissant: « Chaque fois qu’en nous-mêmes nous aurons détruit un préjugé, nous aurons fait un grand pas dans le progrès social. N’attendons pas d’être en société idéale pour nous efforcer d’être sociables. » Malatesta le disait avec d’autres mots mais l’idée était là.

En 2024, les choses ont évolué depuis les débuts de l’anarchisme et la société d’aujourd’hui est marquée entre autres par la débridée expansion technologique, par la numérisation effrénée du monde et la mise en œuvre d’un totalitarisme d’un nouveau type, qui commence déjà à façonner notre mode d’existence : vidéo-surveillance, VSA, Intelligence Artificielle… Sociétés illibérales, postfascistes, autoritaires…et fascistes en devenir. Il suffit de regarder Victor Orban, Trump…et l’extrême-droite qui caracole dans les sondages dans bon nombre de pays européens dont la France.

Le problème de l’écologie est aujourd’hui incontournable. Etre climato-sceptique est devenu une ineptie ; refuser de voir que la planète est sur une trajectoire de +3° en 2100, soit demain, est une hérésie, etc. Il en va de l’habitabilité de la Terre. Elisée Reclus et non Marx comme de nouveaux prêcheurs veulent nous le faire croire, est un des seuls penseurs avec Kropotkine à avoir combiné, au XIXè siècle, la géographie dans un sens libertaire, comme discipline de découverte et de connaissance d’un monde sans frontières faits de divers environnements et peuples en harmonie.

Ce qui est un invariant anarchiste, c’est le combat contre toute guerre, ses conséquences mais aussi les moyens de la prévenir. Aujourd’hui, l’O.N.U., organisme qui regroupe des Etats, nous fait l’impression d’un concile qui se réunirait pour discuter de la suppression des cardinaux. Il suffit de constater ce qui se passe à Gaza, en Cisjordanie…pour voir que les résolutions de l’ONU ne sont même pas appliquées. Qu’un nouveau génocide est en cours, que la colonisation israélienne en Cisjordanie continue malgré les mises en garde de la communauté internationale sans que cela change quoi que ce soit. De même pour les rapports publiés sur l’insuffisance des politiques climatiques…

 Comme hier, les libertaires comptent davantage sur la pression des organisations qui luttent pour la paix, les groupes de réfractaires, les espérantistes, les pacifistes par le droit aux côtés des organisations traditionnelles, les soulèvements de la Terre… que sur l’ONU. Inlassables partisans de la paix car la guerre est la chose la plus horrible qui soit, les anarchistes veulent fonder une morale vraiment humaine, pratiquer la solidarité afin de souder les hommes aux hommes. Ce qui écarte systématiquement tout ce qui peut paraître « autorité ».

De même, parmi les pistes de réflexion sur le syndicalisme, les anarchistes retiennent plusieurs axes :

Le fédéralisme du syndicalisme, par opposition à la centralité de l’Etat et des partis politiques ;

Le régionalisme et le communalisme, car ce sont des échelons intéressants, qui s’extraient de la centralisation ;

Le refus de parvenir et de concourir électoralement.

Les notions mises en avant sont donc celles de la proximité, l’échelon où les syndiqués et/ou les individus peuvent avoir le pouvoir de peser sur les décisions. Comme le pensait Proudhon, la première cellule qu’on trouvera dans la société améliorée sera la cellule productive, atelier, usine, mine, centre local d’enseignement, de transport, de santé… c’est là que l’individu se manifeste le mieux, peut proposer, débattre, participer. Par le contrôle des comités de travailleurs, « il pourra résoudre ses premières préoccupations, heures de travail, hygiène, outillage… ». À côté, on trouvera la cellule usagère. Dans les idées émises par les anarchistes, nous trouvons pour résoudre le problème du chômage, ou plutôt pour l’atténuer, qu’« il serait naturel qu’une partie des bénéfices réalisée en période prospère fut réservée pour combattre le chômage », par la création d’un fonds de réserve supporté par le patronat. Un contrôle de la production semble nécessaire pour mettre en harmonie production et consommation. Le partage des richesses et du temps de travail est toujours d’actualité. Les libertaires ne sont pas contre le progrès à condition qu’il ne se retourne pas contre ceux qui produisent la richesse : les travailleurs. Ainsi, il est nécessaire de faire coïncider les hausses de productivité avec une baisse du nombre d’heures travaillées et un maintien des rémunérations, si ce n’est une hausse.

Face à l’augmentation des moyens de production et de la productivité, la réponse est de réduire le temps de travail. Parallèlement, les émissions mondiales qui sont dues principalement aux énergies fossiles et à l’augmentation de la population mondiale nous invitent de prendre des mesures pour freiner ces émissions de manière drastique et cette croissance démographique.

Les inondations meurtrières qui se sont déroulées récemment à Valence en Espagne mais aussi celles qui ont eu lieu à Nîmes en 1988, à Vaison-la-Romaine en 1992 puis celles du Nord-Pas de Calais durant l’hiver de 2023-24 nous démontrent que les politiciens sont dans le déni et l’inaction climatique. Ceux qui versent des larmes de crocodile pour les Espagnols endeuillés sont les mêmes en France qui soutiennent l’assouplissement de l’objectif de zéro artificialisation nette des sols ainsi que la réduction les diverses aides à la rénovation thermique des bâtiments. Parallèlement, les élus et le patronat, toujours dans le court terme, ne veulent pas comprendre les effets de l’effondrement de la biodiversité. Les décisions prises lors de la COP 16 en Colombie relèveront comme à l’accoutumée d’un coup d’épée dans l’eau.

En clair, la population est seule et ne pourra compter que sur ses propres forces pour se protéger. Il n’y a rien à attendre de l’ONU, des COP, des politiciens, des Etats et des multinationales.

Julot (GLJD)