Réhabilitation de Jules Durand

Réhabilitation de Jules Durand ?

C’est au nom du peuple que Durand fut jugé. Jules Durand appartenait au peuple, celui des gens d’en bas qui triment pour vivoter. Mais ce sont des magistrats issus de la classe bourgeoise qui se sont prononcés au nom d’un peuple qu’ils méprisent, finalement. Ces pue-la-sueur, ces gagne-petit qui essaient de sortir de leur condition, de se révolter contre l’ordre établi. Qu’ils restent à leur place, celle que la société leur a assignée. Un charbonnier, une gueule noire, syndicaliste et anarchiste, partisan de la grève perlée et du sabotage, n’est-ce pas un danger pour l’aristocratie industrielle, les actionnaires de grandes compagnies et les banquiers ? Un antimilitariste, un buveur d’eau, un libertaire, partisan des droits de l’homme et puis quoi encore. Les magistrats envoient rarement leurs pairs en prison ou au bagne. Les grévistes, les syndicalistes, sans aucune hésitation. Au trou ! Atteinte à la liberté du travail, atteinte à la propriété ! Les substituts, les juges, les procureurs connaissent les lois et les subtilités juridiques. Le prévenu, surtout s’il est considéré comme un ennemi de classe, subira l’ire des inquisiteurs enjuponnés, gardiens de la morale et garants du droit des classes sociales favorisées d’opprimer celles qui sont démunies. C’est une question de maintien de l’ordre, une question de civilisation et de survie pour les dominants. Alors, il faut faire des exemples pour calmer les ardeurs de ceux qui auraient quelques velléités d’émancipation. Rien de telle qu’une condamnation à mort. Une tête tranchée sur une place publique à Rouen. Ça en calmera plus d’un. Jules Durand n’est qu’un dommage collatéral de cette justice à deux vitesses qui s’est appuyée sur une subornation de témoins et une campagne médiatique à charge. La justice s’est prise dans les rets de procédures complexes et embourbée dans un dédale de lois et de jurisprudences bigarrées. Machination, parodie de justice, incohérences de témoignages, tous les ingrédients d’une farce tragique sont réunis avec pour finalité la volonté de punir un responsable syndical gênant.

 A la mi-juin 1918, la Première Guerre mondiale, avec ses monceaux de cadavres et d’estropiés à vie, n’est pas terminée. Les fusillés pour l’exemple, les insoumis encore dans les geôles ne seront pas réhabilités dans l’immédiat. Comme la justice, la grande muette a ses secrets. Mais en ce 15 juin 1918, la justice n’est plus aussi sûre de la culpabilité de celui qu’elle a voulu envoyer à la guillotine le 25 novembre 1910. Une peine capitale prononcée pour les besoins de la cause patronale… Alors, presque huit ans après, un semblant de réhabilitation se fait jour.

Le 15 juin 1918

République Française – Au nom du Peuple Français

La Cour de Cassation a rendu l’arrêt suivant :

Sur le Réquisitoire du Procureur Général près la Cour de Cassation, d’ordre de M. le Garde des Sceaux, tendant à la révision d’un arrêt rendu le 25 novembre 1910, par la Cour d’assises de la Seine-Inférieure, qui a condamné le sieur Durand Jules à la peine de mort.

La Cour,

Ouï en audience publique du 14 juin 1918, M. le Conseiller Petitier, en son rapport, M. l’avocat général Delrieu, en ses conclusions et Me Mornard, avocat en la Cour en ses observations ;

Vu l’arrêt du 9 août 1912 par lequel la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation, saisie d’une demande en révision de la condamnation à la peine de mort prononcée contre Durand Jules le 25 novembre 1910, pour complicité d’assassinat ; par la Cour d’assises de la Seine-Inférieure, a, au vu des résultats d’une première instruction supplémentaire, cassé et annulé la dite condamnation, les débats l’ayant précédée, ensemble la déclaration du jury, a ordonné qu’il serait procédé à de nouveaux débats oraux sur les faits retenus par cette déclaration à la charge de Durand, mais a dit qu’il serait sursis à la désignation de la juridiction de renvoi, l’action publique ne pouvant être exercée à cette époque contre Durand qui avait été interné, postérieurement à sa condamnation, dans un établissement d’aliénés ;

Vu l’arrêt de la Chambre Criminelle de la Cour de Cassation en date du 5 février 1914 ; – Vu la loi du 19 juillet 1917, complétant l’article 445 du Code d’instruction criminelle ; – Vu le certificat délivré le 26 janvier 1918 par le directeur médecin en chef de l’asile public d’aliénés de Quatre-Mares duquel il apparaît que Durand est dans un état de stupeur chronique avec crises d’impulsivité violentes par intervalles ; qu’aucune amélioration ne s’est manifestée dans son état et que l’affection dont il est atteint doit être considéré comme n’étant pas susceptible de guérison ; – Vu l’arrêt du 28 février 1918 par lequel la Chambre criminelle a rapporté la disposition de l’arrêt du 9 août 1912 ordonnant l’ouverture de nouveaux débats oraux devant une juridiction de renvoi devant être désignée plus tard et a ordonné qu’il serait procédé à une nouvelle instruction supplémentaire ; – Vu les pièces de la dite instruction ; – Vu les réquisitions de M. le Procureur Général en date du 23 novembre 1917 ; – Vu les conclusions écrites déposées le 8 juin 1918 par Me Mornard pour Durand, interné à l’Asile des Quatre-Mares, aliéné non interdit, représenté par Me Gaston Saas, avoué près du tribunal civil de Rouen, désigné comme mandataire ad litem par jugement du tribunal civil de Rouen, en date du 4 mars 1918 ; – Après en avoir délibéré en la Chambre du Conseil ;

En ce qui touche l’état de la procédure : – Attendu que Durand, ouvrier charbonnier au Havre, a été condamné à la peine de mort pour s’être rendu complice par provocation de l’homicide volontairement commis le 9 septembre 1910, au Havre, sur la personne de Dongé Pierre Louis, ouvrier charbonnier, par Mathieu, Lefrançois et Couillandre, également ouvriers charbonniers, condamnés par le même arrêt, le premier à quinze ans de travaux forcés pour assassinat, les deux autres à huit ans de la même peine pour meurtre ; – Attendu qu’il résulte de l’arrêt de renvoi et de l’acte d’accusation que Dongé qui travaillait au service du charbonnage de la Cie Transatlantique a été tué au cours d’une grève des ouvriers charbonniers du Havre ; qu’il s’était attiré des animosités en reprenant le travail dès le lendemain du jour où il avait paru adhérer à la grève ; que les meurtriers auraient agi à l’instigation de Durand, secrétaire du syndicat des charbonniers lequel aurait provoqué au crime en déclarant dans plusieurs réunions des grévistes qu’il fallait se séparer de Dongé, le supprimer, le faire disparaître, en proposant aux assemblées et en faisant voter la mort de cet ouvrier, enfin en désignant une vingtaine de grévistes chargés de rechercher et de châtier les renégats et particulièrement Dongé ; – Attendu que les charges relevées contre Durand résultaient des déclarations de douze ouvriers de la Cie Transatlantique qui, après avoir, pendant quelques jours, abandonné le travail et fréquenté les réunions, sont rentrés au chantier avant la fin de la grève et le meurtre de Dongé et ont rapporté dans l’instruction les propos que Durand aurait tenus dans ces réunions ; – Qu’il importe toutefois de remarquer que cinq de ces témoins, Morin, Desoindre, Nédélec, Butaud et Dumont n’ont déposé ni dans l’instruction ni dans l’instruction supplémentaire que Durand eut proféré des paroles de mort, qu’ils ont déclaré seulement qu’il avait conseillé de donner à Dongé une bonne correction ; qu’ Hervé qui a déposé dans l’instruction que Durand avait dit, non de tuer Dongé, mais de le laisser sur place, s’est rétracté complètement dans l’instruction supplémentaire et a affirmé que Durand n’avait, à sa connaissance, conseillé aucun acte de violence ; – Que Uffler, Leprêtre, Paquentin, Sorieul, Clidière et Argentin, ont déposé, au contraire, que Durand avait proposé et fait voter la mort de Dongé ; mais que Uffler s’est rétracté et affirme maintenant que le mot mort n’a jamais été prononcé, que Durand s’est borné à dire qu’il fallait supprimer les renégats et leur donner une bonne correction de façon à ce qu’ils s’en souvinssent ; – Qu’on ne saurait faire état des témoignages de Leprêtre et de Paquentin dont l’autorité a été gravement atteinte par la révélation des circonstances énoncées dans l’arrêt précité du 9 août 1912 ; – Que Sorieul, Clidière et Argentin persistent, il est vrai, à accuser Durand, mais tous les trois ont varié dans leurs dépositions successives et lui prêtent des propos différents ; – Qu’il est constant que les mots que relate Uffler : « Il faut supprimer les renégats », ou les variantes : « il faut s’en séparer, les faire disparaître », rapportés par d’autres auditeurs, ont été prononcés par Durand, mais que les interprétations différentes données par les témoins à ces paroles ne permettent pas d’affirmer que Durand ait entendu proposer sous des termes voilés le meurtre de Dongé ; – Attendu, d’autre part, que, s’il est certain que Durand a chargé une vingtaine de grévistes de parcourir les quais, de surveiller les chantiers et de quêter au profit du syndicat, et si Sorieul, Dumont, Nédélec et Argentin persistent à soutenir qu’il a enjoint à ces hommes de frapper ceux qui refuseraient de se mettre en grève, Clidière, Desoindre et Hervé qui avaient fait la même déclaration devant le juge d’instruction se sont rétractés dans l’instruction supplémentaire et que plus de 60 témoins ayant assisté à toutes ou à presque toutes les réunions, ont affirmé que Durand n’avait jamais conseillé d’actes de violence ; – Attendu qu’il suit de là que la preuve de la culpabilité de Durand n’est pas rapportée ;

Par ces motifs, se référant au dispositif de son arrêt du 9 août 1912 par lequel elle a cassé et annulé l’arrêt de la Cour d’assises de la Seine-Inférieure, en date du 25 novembre 1910, dans celles de ses dispositions portant condamnation du dit Durand, ensemble les débats et la déclaration du Jury ;

Dit que la culpabilité de Durand Jules n’est pas établie ;

Ordonne que le présent arrêt sera affiché à Paris, à Rouen et au Havre, qu’il sera inséré au Journal Officiel et, en outre, publié conformément aux conclusions de Me Mornard, dans cinq journaux au choix du mandataire de Durand, limité toutefois au maximum de deux mille francs le montant du prix des cinq publications réunies ;

Et statuant sur les conclusions afin de dommages-intérêts : Attendu que la Cour possède les éléments d’appréciation suffisants pour fixer la forme et le chiffre des réparations ; – Dit n’y avoir lieu d’allouer à Durand des dommages-intérêts sous la forme d’un capital, mais condamne l’Etat à lui payer : 1° une pension viagère de quinze cents francs ; 2° une somme annuelle de six cents francs représentant la pension alimentaire dont il est tenu vis-à-vis de sa mère, la dame Vve Durand, le paiement de cette somme devant cesser à la mort de celle-ci ; ces deux pensions payables par trimestre et d’avance à compter du 8 juin 1918 ; 3° une somme de cent francs pour frais de procédure nécessités par son état de démence ;

Rejette les conclusions pour le surplus ;

Ordonne que le présent arrêt sera imprimé ; qu’il sera transcrit sur le registre de la Cour d’assises de la Seine-Inférieure et que mention en sera faite en marge de l’arrêt rendu par la dite Cour d’assises le 25 novembre 1910.

Ainsi jugé et prononcé par la Cour de Cassation, Chambre Criminelle, en son audience publique du 15 juin 1918.

Présents M.M. Boulloche, Conseiller faisant fonctions de Président, Petitier, rapporteur, Duval, Mercier, Geoffroy, Paillot, Bourdon, Daniel, Cenac, Bourgeon, Patrimonio, Conseillers.

En conséquence, le Président de la République Française mande et ordonne à tous huissiers sur ce requis, de mettre le dit arrêt à exécution ; Aux Procureurs Généraux et aux Procureurs de la République près les tribunaux de première instance d’y tenir la main ; – A tous les commandants et officiers de la force publique de prêter main-forte lorsqu’ils en seront légalement requis. – En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le Président, le Rapporteur et le Greffier.

Pour Extrait Conforme, – Le Greffier en Chef de la Cour de Cassation.

Une culpabilité non établie

Voilà un arrêt de la Cour de cassation qui indique que la culpabilité de Jules Durand n’est pas établie. Texte aride comme la justice sait les produire dans un jargon abscons. La justice ne sait pas s’excuser. Jules Durand est condamné à tort, sur la base de faux témoignages et après une campagne de presse incendiaire contre le syndicalisme d’action directe. Doublement coupable car anarchiste et responsable syndical adhérant à une Bourse du Travail à direction libertaire.

C’est cependant grâce à la mobilisation ouvrière mais aussi à l’opiniâtreté du député Paul Meunier que la réhabilitation partielle de Jules Durand est obtenue.

La Cour de Cassation se prononce alors que la guerre n’est pas terminée, l’armistice étant signé le 11 novembre 1918. Quelques réactions à chaud se font jour, toujours sous le contrôle de la censure militaire.

Journal du Peuple : L’affaire Durand- La cour de cassation vient enfin de prononcer son arrêt. Voilà bientôt huit ans que Jules Durand fut condamné, injustement. C’est en 1912 que la Cour suprême fut saisie du pourvoi de l’innocent. La justice est non seulement souvent boiteuse, mais elle est aussi lente, dès qu’il s’agit d’effacer ses erreurs, qu’une marche forcée d’escargot.

Durand est réhabilité. Le malheureux ignorera toujours que la justice des hommes a réparé, dans la mesure où c’était réparable, l’injustice dont il a été victime. Durand n’a plus sa raison. Condamné à mort, son intelligence et ses nerfs ne résistèrent pas à l’affolante vision de la guillotine dressée pour un homme dont la conscience était sans reproche. Quel drame poignant !

J’écris ces lignes non pour blâmer la parcimonie de la Cour qui aurait pu se montrer plus généreuse ; mais pour rappeler certaines responsabilités. La leçon profitera peut-être. Peut-être !…C’est à la presse que mes observations s’adressent. Je ne prendrai qu’un exemple, celui qui est le plus net dans mon souvenir. Je conseille à M. Berthoulat de relire la Liberté de 1910. Il pourra méditer sur les articles furieux qu’il publie alors sur l’Affaire Durand. Il n’était pas pour la Liberté, criminel plus grand que l’homme dont l’innocence est, depuis si longtemps reconnue, et si tardivement proclamée.

La part de responsabilité de la presse en général, et de la Liberté en particulier, est lourde ; c’est à des campagnes de presse qu’ont cédé les jurés. Quand il s’agit de défendre certains intérêts, les journaux à la dévotion du Veau d’Or n’y regardent pas de si près. Haro ! sur l’ouvrier d’où vient tout le mal ! Jules Durand, actif secrétaire de syndicat, gênait certains armateurs par sa propagande. Le meurtre de Dongé servit de prétexte pour s’en débarrasser. Toute la gamme des journaux bourgeois brodèrent sur le même thème. Pauvre Durand ! Que pouvait-il, lui, emprisonné, sans journal- la classe ouvrière ne fait vivre que la presse qui la trompe et la dupe- presque sans relations ? Rien ! Il passa en jugement et fut condamné à mort.

Il ne fut pas exécuté, mais il laissa sa raison dans sa geôle.

Et aujourd’hui, en quelques lignes, on proclame l’innocence de Durand. Des colonnes de mensonges, il y a huit ans, ne suffisaient pas. C’était à pleines pages, chaque jour, perfidies sur perfidies entassées !

Rien n’est changé. La presse est restée la vile servante d’intérêts inavouables. La Justice, elle reste toujours boiteuse. Dans quelques années, la Cour de cassation aura à réparer les injustices d’aujourd’hui. » Article signé INTERIM.

Vérité du 17 juin 1918 : « M. Descherdeer, président du Comité de défense de Durand, nous adresse la dépêche suivante au nom de M. Brière, président du Syndicat des Charbonniers du port du Havre : LE HAVRE, 17 juin- Le Syndicat des Charbonniers du port du Havre adresse ses remerciements émus à M. Paul Meunier pour son action continue et le triomphe moral obtenu par la réhabilitation de Jules Durand. »

Bataille du 2 juillet 1918 : « La révision de son procès, poursuivie dans les conditions que l’on sait, vient enfin d’être obtenue. La Cour de cassation a rendu un arrêt lavant du crime qu’il n’avait pas commis le syndicaliste, le militant ouvrier. L’Union des Syndicats ouvriers havrais, voulant marquer cette étape de l’œuvre de justice, a décidé d’organiser, pour le jeudi 4 juillet prochain, et dans la salle de la Maison du Peuple du Havre, une grande réunion- que présidera la vieille mère du réhabilité.[…]Nul doute que cette manifestation populaire- faite, dit le tract qui l’annonce, avec l’autorisation du gouverneur militaire du Havre- n’obtienne un plein succès et après le verdict de la Cour de cassation soit une nouvelle occasion de réconfort moral pour la famille et les amis de notre infortuné camarade. »

Vérité du 25 juillet 1918 : M Descheerder, président du comité de défense de Jules Durand, M. François Louis, secrétaire de l’union des syndicats du Havre et M. Pujalon, secrétaire de la Fédération des docks et ports se sont rendus hier au ministère de l’Intérieur, accompagnés de M. Paul Meunier, député. Cette délégation a obtenu du ministre l’allocation d’un secours permanent pour Mme Durand, la mère du syndicaliste dont la cour de cassation vient de proclamer l’innocence.

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L’Affaire Durand se situe dans la lignée des grands procès falsifiés du XXème siècle où la peine capitale fut prononcée : Francisco Ferrer (en Espagne), Shūsui Kōtoku (au Japon), Sacco et Vanzetti (aux Etats-Unis)…

Mais revenons aux sources de cette affaire Durand. Pourquoi le syndicalisme révolutionnaire faisait-il autant peur au patronat et à l’Etat ? Pourquoi la justice s’est-elle fourvoyée jusqu’à demander la peine de mort pour un syndicaliste charbonnier qui n’avait tué personne et qui n’avait participé ni de près ni de loin à la rixe d’ivrognes qui a abouti au décès de Dongé, ce contremaître non-gréviste pris à partie par des charbonniers saouls?