A propos de marxisme libertaire
En réponse à un jeune camarade regrettant que dans le libertaire, il était fait peu de cas de la philosophie de Marx, Jean-Pierre Jacquinot, docker havrais, avait répondu que nous n’avions pas, en tant qu’anarchiste, à nous prosterner devant « le matérialisme historique » et que nous pouvions fort bien nous passer de cet apport extérieur à notre pensée et que depuis Bakounine, les libertaires ont dépassé largement cette vision simpliste du moteur de l’histoire. Mais laissons la parole à Jacquinot, autodidacte, titulaire du seul certificat d’études qu’il eut bien du mal à obtenir à cause d’une non-maîtrise de l’orthographe comme il seyait aux candidats d’antan : « Si l’on en croit Henri Lefèvre (in pour connaître la pensée de Marx, Editions Bordas 1947), Marx a donné à son matérialisme la définition suivante : « Le mode de production de la vie matérielle détermine d’une façon générale le processus social, politique et intellectuel de la vie. Ce n’est pas la conscience de l’homme qui détermine son mode social d’existence, mais son mode social d’existence qui détermine sa conscience. »
A cela, Bakounine répondra, dans « Dieu et l’Etat », débordant ce cadre et cette vision étriquée de l’histoire : « Trois éléments, ou, si vous voulez, trois principes fondamentaux constituent les conditions essentielles de tout développement humain, tant individuel que collectif, dans l’histoire : 1° l’animalité humaine ;
2° la pensée ;
3° la révolte.
A la première correspond proprement l’économie sociale et privée ; à la seconde, la science ; à la troisième, la liberté. » C’est d’une toute autre ampleur que la définition de Karl Marx.
Certes, nous trouvons dans Bakounine des emprunts à l’œuvre de Marx mais on en trouve aussi et plus encore venant de Proudhon ; « notre père à tous » disait-il pour bien marquer ce que les socialistes, que ce soit lui ou Marx, devaient à leur génial devancier. Il en fera aussi à Auguste Comte dont il utilisera la méthodologie dans ses études et recherches. Mais, est-ce que cela en fait un positiviste ou un proudhonien ? Non. Pas plus qu’un marxiste. Bakounine s’est nourri à toutes les sources de pensée de son siècle pour construire une pensée originale. Une pensée qui aurait pu s’affermir encore plus si le temps ne lui avait été compté. Car il ne faut pas oublier que Bakounine, homme d’action et non de cabinet, a payé un lourd tribut de santé aux causes qu’il a embrassées.
Mais nous ne pouvons réduire l’anarchisme au seul apport de Bakounine. Tout le XIXème siècle a été un immense laboratoire pour l’élaboration de notre pensée. Peut-on ignorer Proudhon, même si, le cours de ses recherches l’a quelquefois éloigné de l’affirmation anarchiste de ses commencements. S’il n’est le père de l’anarchie, il en est une des sources principales. Doit-on aussi faire l’impasse sur certains « enragés » de la Révolution française ? Ignorer absolument les quarante-huitard Joseph Déjacques, Achille Coeurderoy, Anselme Bellejarrigue ? Et à partir de ce dernier qui fut un pont entre deux mondes, ne pas tenir compte de l’apport nord-américain et en général anglo-saxon malheureusement ignoré en France ? Ne pas tenir compte d’un William Godwin ? Non, assurément non.
La construction est mondiale ou si l’on préfère internationale, œuvre tout à la fois individuelle et collective. On a trop l’habitude dans nos milieux à prendre pour argent comptant toutes les sornettes de l’école marxienne. Il en est ainsi pour l’histoire de l’Internationale que sous son influence, on réduit un peu trop vite à un simple affrontement entre écoles sociales rivales Mazinien, Proudhonien, Lassalien et pour finir anarchiste dont le maître aurait eu raison. C’est oublier un peu vite qu’après le coup de force de La Haye, désavoué par toutes les fédérations nationales, le conseil général marxien, devenu un fantôme, une coquille vide, devait finir une existence misérable à New-York dans l’indifférence générale. Alors que, regroupées à Saint-Imier, les organisations nationales, vie et force de l’Internationale, se dotaient d’une coordination qui ne pouvait laisser place aux magouilles politiciennes. L’on ne saisit pas toujours dans nos milieux et ailleurs, le formidable creuset que fut la suite de Saint-Imier.
Parfois un vertige nous prend lorsque la totalité d’une proposition nous apparaît dans sa clarté aveuglante. Lorsque l’on comprend que l’anarchisme n’est pas simplement un progrès dans l’art d’organiser le balancement plus que millénaire entre propriété privée et étatique des moyens de production, mais leur dépassement. Qu’elle n’est pas une adaptation de la morale ou, si l’on préfère, de l’éthique de celle qui a cours actuellement.
Qu’elle n’est pas, simplement, le moyen de corriger quelques défauts de l’organisation sociale. MAIS QU’ELLE EST UNE PROPOSITION DE CIVILISATION.
Il est utile de rappeler que c’est une œuvre à la fois individuelle et collective.
Au sein de l’Internationale anti-autoritaire et singulièrement de la Fédération Jurassienne, des hommes comme Kropotkine, les frères Reclus, Malatesta sans oublier d’autres tels James Guillaume ou Adhémar Schwitzguébel, qui par la suite prirent quelques distances, participèrent à cette élaboration, comme y participèrent des centaines d’autres individualités dans des débats passionnés qui jalonnèrent son existence. Mais cette proposition, sur quelles bases s’élabore-t-elle ? De tous nos théoriciens, c’est Kropotkine qui a le mieux défini ce qui forme le corps d’une civilisation : premièrement une économie, deuxièmement un mode d’organisation et enfin une éthique, une morale de comportement.
A l’économie bourgeoise ou étatique reposant sur la propriété privée ou collective des moyens de production, les anarchistes opposent la possession, notion définie par Proudhon et qui implique l’usage c’est-à-dire la gestion directe de l’outil par ceux qui s’en servent. Viennent-ils pour une raison ou une autre à quitter l’atelier. C’est à ceux qui les remplacent que passe la possession de l’outil. L’accumulation liée au droit d’héritage comme tous les abus nés du bon plaisir étatique et de son pouvoir régalien disparaissent. A la course aux profits comme « moteur » de la production succède la recherche de la satisfaction des besoins de tous.
Et tout cela nous amène au deuxième point : l’organisation. A la centralisation, génératrice de hiérarchie, des civilisations autoritaires, les anarchistes opposent le principe fédéraliste, moyen souple de coordonner les activités humaines, que ce soit de production, d’administration, d’expérience de vie et de quelques activités que ce soit. Il y aura toujours pour les expériences les plus originales, possibilité de passer contrat associatif –fédéraliste- avec le reste de la société dans un esprit d’entraide et de respect de la liberté. De cette liberté dont Bakounine nous dit que loin d’être une limite à la liberté d’autrui car elle étend la nôtre à l’infini. Et que tant qu’un seul restera dans la servitude, elle ne pourra exister. Ce qui indique assez qu’elle ne pourra se réduire à quelques îlots préservés mais devra être universelle.
Enfin, complétant ce qui précède, face aux morales de soumission des religions établies et à la coercition paraît-il nécessaire pour « maintenir la sociabilité » dans la société bourgeoise, les anarchistes pensent que les rapports humains libérés de la contrainte s’ordonneront autour de deux grands principes ou courants : d’une part, l’homme n’existe et ne s’affirme que par rapport aux autres. De leurs coopérations dépend leur survie commune. L’autre courant tout aussi important que le premier est l’affirmation du « moi », de l’individu ; ce courant-là est vital si l’on ne veut pas voir un grégarisme immuable s’instaurer dans la cité. En d’autres termes, nous devons envisager l’affirmation du « moi » de l’individu comme un élément de progrès. Il est bien évident que l’anarchisme ne peut se confondre avec un nihilisme négateur de toute sociabilité, route ouverte à la barbarie. Cela devait être dit face à une désinformation intéressée à entretenir l’équivoque. »
En face de cela, la critique des régimes du socialisme réel, promoteurs du communisme autoritaire basé sur la dictature du prolétariat, la répression, le goulag, les persécutions, les assassinats, les déplacements de population… n’est plus à faire. Leur bilan est calamiteux et tout cela au nom d’un marxisme scientifique. Que de gâchis ! Il est temps de remettre les pendules à l’heure. Le marxisme ? Il y a belle lurette que le débat est clos. Ne nous laissons pas emboucaner par quelques universitaires en mal de discussions sur le sexe des anges.
Jipé (Groupe libertaire Jules Durand) – Le libertaire de janvier 1992.