Pour être libre

Pour être libres, nous devons être libres de dettes et de liens et, néanmoins, nous sommes liés à l’État, à la communauté, à la famille. Nos pensées sont soumises à la langue que nous parlons. L’homme isolé et totalement libre est un fantôme. Il est impossible de vivre dans le vide. Consciemment ou inconsciemment, nous sommes par éducation esclaves des coutumes, de la religion, des idéologies. On respire l’air du temps.

Stéphane Zweig,  Montaigne

J’ai lu le livre de Bakounine: Dieu et l’État  quand j’avais à peine 20 ans, je n’y étais jamais revenu jusqu’à présent. Qui sait pourquoi un jour j’ai décidé de relire cette ancienne édition de Júcar qui s’est effondrée au fur et à mesure de sa lecture (pour éviter cela, j’ai acheté les deux premiers volumes des  Œuvres complètes de l’auteur  que publie la maison d’édition Imperdible).

Je ne vais pas dire que la relecture m’a ébloui, mais j’ai été très intéressé par ses réflexions sur l’  État  (mais moins la partie sur  Dieu , qui a pourtant de jolis aspects irrévérencieux). Je vais donc me passer de ses réflexions sur Dieu et les religions.

Comme le souligne à juste titre Zweig : « nous respirons l’air du temps » et Bakounine le montre dans cet ouvrage où le terreau de sa pensée était les idées des Lumières. Sans aucun doute, Bakounine fonde ses idées dans ce livre sur des principes propres à la modernité, parmi lesquels la proposition d’une révolution pour l’ensemble de la société, donc considérée comme universelle. L’importance de la raison et donc de la science. Et une conception de l’histoire comme une ligne de causalité qui construit un corpus de pensée et d’action qui repose sur une transmission intentionnelle d’une génération à l’autre suivant une ligne de progrès.

J’ai cependant retrouvé des intuitions brillamment actuelles et c’est la raison de cette brève réflexion.

1. Sa conception de l’autorité ne reflète pas la simplicité du dualisme : dominé/dominant et l’idée selon laquelle l’autorité est statiquement localisée chez ceux qui ont le pouvoir, comme le montre cette brillante déclaration : « Chacun est une autorité dirigeante et chacun est dirigé à leur tour. Il n’y a donc pas d’autorité fixe et constante, mais plutôt un changement continu d’autorité et de subordination mutuelles, temporaires et surtout volontaires ».

2. Le rôle de la « vie » par rapport à la science et à l’histoire elle-même peut être très actuel à certains égards. Bakounine se concentre sur l’expérience, sur la multidimensionnalité de l’expérience, comme point de départ d’une enquête critique.

Bakounine dit que : « La véritable école pour le peuple et pour tous les hommes, c’est la vie ». Il comprend la « vie » par opposition à la science tant admirée au XIXe siècle : « (…) la science est la boussole de la vie, mais ce n’est pas la vie. […] La vie est fugitive, éphémère, mais aussi palpitante de réalité et d’individualité, de sensibilité, de souffrance, de joie, d’aspirations, de besoins et de passions. C’est elle qui crée spontanément les choses et tous les êtres réels ». Bakounine se méfie de la science et donc du gouvernement de la science (il aurait été bien que nous réfléchissions à ces déclarations dans les deux années de covid que nous avons traversées). C’est pour cette raison qu’il affirme que « (…) la seule mission de la science est de clarifier la vie, et non de la gouverner ». On peut dire que les hommes de science « n’ont ni sens ni cœur pour les êtres individuels et vivants ».

Bakounine sent « que le gouvernement des sages, s’il le permet, voudra soumettre les hommes vivants à des expériences scientifiques », et il va encore plus loin en affirmant que si les sages ne peuvent pas faire d’expériences sur le corps des hommes, ils ne peuvent pas. Ils ne voudront rien de mieux que de les faire figurer dans le corps social et c’est ce qu’il faut empêcher à tout prix. Bakounine semble pressentir quelque chose d’évident en notre siècle : la biopolitique, c’est-à-dire l’exercice du pouvoir, avec l’aide inestimable de la science, sur la vie des individus et des populations, serait une réalité.

Et comme pour « les êtres réels, composés non seulement d’idées mais en réalité de chair et de sang, la science n’a pas de cœur », Bakounine affirme que ce que « je prêche est donc, dans une certaine mesure,  la rébellion de la vie contre la science, ou plutôt  contre le gouvernement de la science. Non pas pour détruire la science (…) mais pour la remettre à sa place, afin qu’elle ne puisse plus en sortir ».

3. Une autre idée brillante concerne l’indivisibilité de la liberté : une personne ne peut être libre que si les autres le sont également. Pour cette raison, la soumission d’un secteur quelconque de la société ne peut être réduite à quelque chose qui concerne uniquement cette partie de la société. Bakounine remettrait sûrement en question la souveraineté de la ou des identité(s). Dans ce livre il y a une « Note sur Rousseau » dans laquelle apparaît l’un des fragments les plus répétés et les plus connus de Bakounine qui confirme cette clé de l’indivisibilité de la liberté :

«Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens vraiment libre que grâce à la liberté des autres, de sorte que plus les hommes libres autour de moi sont nombreux et plus leur liberté est grande, plus ma liberté devient étendue, profonde et large. C’est au contraire l’esclavage des hommes qui fait barrière à ma liberté, ou ce qui revient au même, leur animalité est un déni de mon humanité, car – encore une fois – je ne peux me dire vraiment libre que lorsque ma liberté, ou, ce qui veut dire la même chose, quand ma dignité d’homme, mon droit humain, qui consiste à n’obéir à aucun autre homme et à ne déterminer mes actions que conformément à mes propres convictions, reflétées par une conscience également libre de tous, revenez-moi confirmé par l’assentiment du monde entier. Ma liberté personnelle, ainsi confirmée par la liberté du monde entier, s’étend à l’infini ».

4. Bakounine remet en question d’une certaine manière l’existence de la nature humaine, il est contraire à la pensée que l’individu est un être universel et abstrait, au contraire Bakounine affirme que chacun naît avec une nature ou un caractère individuel matériellement déterminé (influencé par des actions matérielles à caractère géographique, ethnographique, climatologique, hygiénique, etc.). L’être humain, souligne Bakounine, n’apporte pas à la naissance des idées et des sentiments innés, comme le prétendent les idéalistes, mais plutôt la capacité à la fois matérielle et formelle de ressentir, de penser, de parler et d’aimer. Elle n’apporte qu’un pouvoir de former et de développer des idées, un pouvoir d’activité tout à fait formel, sans aucun contenu. Qui lui donne son contenu premier ? Et je termine…

Sans aucun doute, cette relecture a été bien plus enrichissante que celle de ma jeunesse, j’ai de la fatigue dans les yeux, mais aussi de nombreuses lectures qui m’ont permis de retrouver des intuitions et des raisonnements brillants chez un auteur qui par certains aspects résiste au passage du temps.

Laura Vicente