Contrairement à ce qui se passe dans le champ de la pensée du handicap, nous assistons de façon continue à l’identification que connaissent pauvres et précaires, au fléau qu’ils subissent . L’idéal d’inclusion pour eux , se renverse : ce n’est plus à la société d’aller vers eux, de combler vides et fossés de compenser empêchements , discriminations et désavantages ; c’est à eux de faire sans cesse la preuve de leurs efforts, de leur bonne foi, et de se justifier.
Étonnant parallèle que celui de la pensée du handicap et de la précarité. Alors qu’il n’est en théorie plus possible de coller à la personne « en situation de handicap » une quelconque étiquette d’handicapé, le pauvre et le précaire connaissent le destin inverse : tout ce qu’ils sont , toute leur histoire, leur culture, leurs habiletés et différences se trouvent effacées et annulées par une seule étiquette qui justifiera toutes les mises à l’écart : jeune des cité, délinquant, fondamentaliste, rrom… Les exclusions et inégalités n’ont plus besoin de se justifier : elles sont contenues et auto justifiées par l’étiquette elle même. Il est sans conséquence et sans responsabilité pour la société, les institutions, le système économique que le « jeune des cités » soit sans emploi et en échec scolaire, car … c’est un jeune des cités ; de même pour la mise à la rue des enfants et familles rroms ; c’est normal puisqu’ils sont rroms, etc.
Bien entendu, dans la vraie vie, la réalité vécue par ceux qui la subissent , le handicap et la précarité ne s’opposent pas ; au contraire, même, ils s’appuient l’un sur l’autre, car les personnes handicapées sont bien plus en risque de précarité que les autres. Et vice-versa. Pour autant l’inversion des mots d’ordre des logiques politiques reste édifiante : la pauvreté et la précarité sont louches !
Nous assistons dans les faits à une triple pénalisation des pauvres et des précaires
La première pénalisation consiste dans les inégalités de vie elles mêmes qui se répandent dans tous les domaines de l’existence : santé, alimentation, éducation , conditions de vie, confort et sécurité. Toutes les études indiquent d’ailleurs que , de ce point de vue, les enfants ne sont pas plus préservés que les adultes, mais au contraire plus exposés encore. Et le pire est encore que cette pauvreté des enfants se banalise à tel point qu’elle demeure invisible pour tous ceux qui ne veulent pas la voir.
Mais un second niveau de pénalisation se répand : les pauvres et les précaires sont aujourd’hui une seconde fois visés par la « responsabilisation » qu’ils subissent. Dans le cadre d’une politique de déclin des sécurités sociales, les pauvres et précaires sont priés « de s’activer », de se responsabiliser , de développer leur autonomie.
Ils sont perpétuellement renvoyés à leurs propres initiatives, démarches, savoir faire. On leur enjoint d’avoir du réseau, des ressources propres et de prendre progressivement en charge les injustices, les discriminations et les dénis qu’ils subissent.
Le pauvre et le précaire ne sont pas seulement pénalisés et humiliés parce qu’ils le sont ; Ils sont continuellement pénalisés parce qu’ils le restent . Ce qui relevait autrefois d’un état, d’une condition, et qui de ce fait n’impactait pas la responsabilité individuelle, est aujourd’hui vu et représenté depuis les politiques publiques, mais aussi les référentiels des travailleurs sociaux, comme une suite continue de choix irrationnels, la persistance de déficiences. Le pauvre et le précaire deviennent individuellement responsables de leur état, dans le cadre de parcours individualisés, de contrats et de projets, toujours renouvelés.
On pourrait croire que cette double pénalisation pourrait suffire ; mais ce serait sans compter sur le défi permanent que représente l’augmentation continue de la pauvreté et de la précarité au sein des milieux populaires. Seule une pénalisation croissante peut faire oublier une pauvreté croissante. Voilà alors que se déploie la troisième pénalisation et la pire.
Après avoir été présentés comme les principaux responsables de leur propre précarité, les pauvres sont aujourd’hui accusés d’appauvrir les autres et d’être responsables de la précarisation générale.
Et on nous explique que ce sont les pauvres qui font les quartiers pauvres, les enfants en difficulté qui font les établissements difficiles : que les pauvres appauvrissent les villes, et qu’ils menacent le pays de déclin. Attention , la pauvreté et la précarité seraient devenues contagieuses ; la présence de ceux qui en sont touchés, apporte « la misère » à tout le monde. Il faudrait les expulser de plus en plus loin des centres villes et même des quartiers pour « en finir ». Très sérieusement , nous sommes envahis par des théories de politique de la Ville et des politiques publiques qui expliquent que c’est la faute des pauvres, s’il n’y a pas de richesse ; qu’ils nuisent aux affaires ; qu’ils font fuir les « bons habitants », les seuls qui « rapportent ».
Zombie moderne, le pauvre et le précaire devraient être dispersés, émiettés, rejetés, et il conviendrait de protéger la population saine de leur contamination morale et économique.
Cette troisième pénalisation des pauvres et des précaires est ainsi d’un genre nouveau. Elle n’est plus sur le modèle moral : elle est sur le mode sanitaire.
La pauvreté n’est plus vue sur le versant politique et économique (première pénalisation), et plus seulement sur le plan moral (seconde pénalisation), mais sur le mode de la sécurité sanitaire (troisième pénalisation).
Le pauvre et le précaire ne sont plus seulement justiciables de leurs conditions d’existence, ils pourraient à présent être poursuivis pour l’appauvrissement qu’ils font subir aux autres , pour les désagréments qu’ils leur procurent . Cette nouvelle voie est provisoirement expérimentée essentiellement sur les familles dites rroms (et certaines familles de quartier populaire) en attendant la généralisation .
Ainsi, après la responsabilisation , la pénalisation, nous voici engagés dans un processus de criminalisation des populations concernées. Ce qui est perdu chemin faisant dans cette voie de la pénalisation et de la discrimination généralisée, c’est de prendre conscience d’une autre réalité. Ce sont les pauvres et les précaires qui luttent contre la pauvreté et la précarité. Ce sont eux qui inventent le savoir faire et le savoir vivre qui nous font cruellement défaut.
C’est en travaillant auprès des enfants et des familles populaires , que notre association fait œuvre sociale et qu’elle s’enrichit d’une expérience unique. Elle expérimente des modes d’intervention sociale, de faire société et de faire communauté, dont nous avons tous un besoin urgent.
C’est en étant sur le terrain que nous nous qualifions, que nous imaginons ensemble de nouveaux outils, et de nouvelles pratiques sociales.
Loin de nuire aux actions sociales, la prise en compte , la compréhension de la précarisation et de ses mécanismes, enrichit tout le monde et dote les acteurs sociaux, d’une nouvelle vision de leur métier, de nouveaux outils, d’une nouvelle conscience. Le bénéfice pour l’intérêt et le sens du social sont évidents, dans un contexte où le manque de sens des politiques menées mène au découragement continue des acteurs.
Lutter contre la pénalisation des pauvres et des précaires, c’est lutter contre l’appauvrissement et la précarisation de tout ce qui est social.
Laurent Ott