Le capitalisme est irrationnel
En tant que discipline, l’économie, comme toutes les disciplines académiques, consolide son pouvoir en le parant du manteau de l’expertise. Les non-initiés semblent ne pas pouvoir y contribuer de façon pertinente si ce n’est en lui livrant leurs préférences en matière de consommation. Lorsque la crise économique commença à frapper, les médias dirent que le temps était venu de se tourner vers le peuple ; que, comme dans une sorte de rituel, celui-ci fasse entendre sa voix et demande aux experts et aux politiciens qu’ils trouvent des solutions. Comme c’est toujours le cas avec les institutions représentatives, il y a là une division discursive du travail très claire. Il est vrai que dans le domaine, en partie imaginaire, des marchés, des produits dérivés financiers, des bulles et de la spéculation, les économistes sont un peu plus perspicaces que les autres, mais la posture professionnelle de l’économiste comme expert du capitalisme nous aveugle à propos de la réalité matérielle dans laquelle nous vivons.
Nous sommes incapables de voir ce qui se passe autour de nous. Un graphique populaire d’Occupy, publié sur Facebook, montrait qu’aux États-Unis il y a plus de maisons vides que de familles sans-abri. Les hôpitaux et autres établissements de santé sont fermés par manque de fonds, des professionnels de la santé sont au chômage, des entrepôts débordent de matériel médical inutilisé depuis la récession et des millions d’individus sur la planète ont désespérément besoin de soins. Les écoles ferment, des enseignants sont licenciés et le nombre d’élèves est en hausse. La moitié de la nourriture produite tous les jours est jetée dans les poubelles des supermarchés et des restaurants pendant que, partout dans le monde, des gens meurent de faim[1]. Des millions de personnes veulent faire un travail sensé, socialement utile, et sont assis chez eux alors que dans d’innombrables situations urgentes, ils pourraient apporter une aide précieuse. Comme le montra le géographe marxiste David Harvey au cours du Forum social mondial, en 2010 :
« Au milieu d’immenses souffrances humaines et de besoins non satisfaits, excédents de capital et excédents de main-d’œuvre existant côte à côte sans qu’il ne puisse y avoir aucun moyen, apparemment, de les remettre ensemble. Au cours de l’été 2009, aux États-Unis, un tiers des biens d’équipements étaient inutilisés, tandis que dix-sept pour cent de la population active était constituée de chômeurs, d’employés à temps partiel subi ou de travailleurs « découragés ».
Pourrait-on faire plus irrationnel[2] ? »
Historiquement, le capitalisme a déclenché une vague de productivité sans précédent. Plus de 80% des membres des sociétés anciennes telles que la Grèce ou la Babylone antiques devaient consacrer leur travail à la production de nourriture[3]. Les avancées technologiques aujourd’hui à l’œuvre et les économies d’échelle ont considérablement réduit ce chiffre, permettant un éventail beaucoup plus large d’activités de production. Le capitalisme a produit les excédents nécessaires pour répondre à nos besoins, mais partout, nous voyons des barrières, des murs et des flics qui bloquent, à ceux qui le nécessitent, l’accès à ces ressources. Nous pouvons en faire le constat de nos propres yeux chaque fois que nous passons devant des logements saisis ou des restaurants qui jettent à la poubelle des quantités industrielles de nourriture à la fin de la journée. L’une des plus grandes réussites d’Occupy Wall Street a été de mettre l’accent sur l’irrationalité de ce système. Des campagnes comme Occupons nos maisons, portant sur la question des saisies et du droit au logement, permirent de rendre évident le contraste existant entre l’abondance des ressources et l’impossibilité, pour ceux qui en ont besoin, d’y accéder.
La « main invisible du marché » est supposée répartir les ressources de manière efficace, mais quand on sait que 23,1% des enfants, aux États-Unis, vivent dans la pauvreté et que c’est, pour les pays développés, le deuxième chiffre le plus élevé[4], on s’aperçoit que c’est loin d’être le cas. Quand j’ai demandé à Christhian Diaz (25 ans, artiste, militant d’OWS et immigrant colombien arrivé aux États-Unis à l’âge de 11 ans) ce qu’il pensait de la violence politique, il m’a répondu qu’il était impossible de parler de n’importe quelle forme de violence sans d’abord rappeler que « l’on produit assez de nourriture pour nourrir le monde entier alors que des milliers de gens meurent de faim tous les jours[5] ». Bien que le capitalisme ait pu impliquer une certaine amélioration par rapport à la féodalité à bien des égards, nous avons les ressources et la technologie pour faire encore mieux. Nous pouvons subvenir aux besoins de tous. Il n’y a aucune excuse à ne pas le faire !
Le capitalisme c’est l’exploitation
Les anarchistes ont une importante dette envers la critique que Marx a faite du capitalisme. Mieux que quiconque, celui-là a disséqué la nature de l’exploitation capitaliste afin de démontrer comment les employeurs ne paient aux travailleurs qu’une petite partie de la valeur qu’ils produisent tout en vivant de la plus-value. Mon but, ici, n’est pas de faire du réchauffé de l’interprétation marxienne de l’exploitation. Il n’est pas besoin d’avoir lu Le Capital pour comprendre que, partout sur la planète, les usines à sueur sont légion. La diffusion du néolibéralisme, une doctrine qui prône un retour à des modèles de libre marché du XIXè siècle et un affranchissement de toute restriction gouvernementale, a conduit le capital mondial à acquérir des compétences accrues dans la recherche des régions du monde où les normes de sécurité et les droits du travail sont les plus minces. Le marché inhibe, en outre, la capacité des gouvernements à améliorer ces conditions de vie, car en agissant de la sorte, ils inciteraient les capitaux à circuler ailleurs. Il devrait être évident que quelque chose va terriblement mal lorsqu’une entreprise comme Apple vend des ordinateurs à plus d’un millier d’euros pièce tout en les faisant construire dans des usines en Chine dans lesquelles les conditions de travail sont si horribles[6] que des filets anti-suicide sont installés sous les fenêtres[7]. Les fortunes ajoutées des six fondateurs les plus riches de Wal-Mart s’élèvent à 69,7% milliards de dollars, or il faut réunir les ressources de 30% de la population américaine la plus pauvre pour arriver à une telle somme[8]. D’où vient tout cet argent ? C’est le prix du sang, l’exploitation de millions de travailleurs jetables qui ont travaillé dur dans des conditions inhumaines. Dans l’une des usines de ce groupe, au Bangladesh, les employés font des journées de travail de 19 heures pour gagner 20$ par mois[9].
Les défenseurs du capitalisme répondent que, dans de nombreux pays développés, le travail a été réglementé afin d’interdire des abus aussi extrêmes. Toutefois, 1) l’appât du profit ne peut que produire une couche inférieure de travailleurs ultra-exploités à l’étranger ou au sein même desdits pays (par le recours à une main-d’œuvre sans-papiers dépourvue de toute protection sociale) et 2) la crise économique a mis l’accent sur le fait que le capitalisme ne profite même pas à la classe moyenne.
Si vous ajoutez les dettes contractées pour payer l’université ou les frais médicaux, les crédits immobiliers et les factures de carte de crédit à un contexte de chômage et de sous-emploi, il est clair qu’il n’y a pas que les travailleurs de la confection du Bangladesh que ce système opprime.
La plupart des gens ne voient pas, cependant, dans quelle mesure leur situation économique est le produit de l’exploitation du travail et non pas une petite irritation superficielle sur la surface lisse du capitalisme. Sous le féodalisme, le fait que le serf travaillant une partie de l’année pour le maître et l’autre partie de l’année pour lui-même était clairement défini, mais la relation sociale entre le serf et son maître a été obscurcie par le mythe de la fidélité hiérarchique. Sous le capitalisme, la relation instrumentale, froide et impersonnelle entre l’employeur et le travailleur est évidente, mais le fait que l’employeur s’accapare une part significative de ce qu’a produit le travailleur est obscurci.
Comme les anticapitalistes l’affirment depuis longtemps : « le patron a besoin de toi, tu n’as pas besoin de lui ! » Sans nous, les patrons seraient perdus, mais sans eux nous pourrions très bien gérer l’économie nous-mêmes puisque nous sommes la vraie source de toute richesse.
Le capitalisme est catastrophique
d’un point de vue écologique.
Il est peu surprenant qu’un système économique qui réifie tous les aspects de notre monde social, spirituel et matériel, empêche le développement d’institutions véritablement démocratiques et donne la priorité aux profits sur toute autre considération constitue une grave menace pour l’environnement. Dans les entretiens que j’ai réalisés avec les militants d’OWS, l’impact écologique du capitalisme a sûrement été la raison de s’opposer à ce système la plus évoquée. A une époque où la rhétorique traditionnelle de la gauche à propos des ouvriers et des usines a perdu de son éclat auprès des jeunes, la crise climatique leur a rappelé pourquoi le capitalisme devait être aboli.
J’imagine que la plupart des lecteurs savent déjà que des entreprises rejettent des gaz à effet de serre et qu’ils en connaissent les conséquences néfastes. Si l’on ajoute à cela la déforestation effrénée, la fracturation hydraulique (fracking) et les forages pétroliers, il est clair que notre planète est en danger. Comme dans le cas des réglementations du travail, le capitalisme ne respecte l’environnement que quand il est rentable ou qu’on lui impose de le faire. Comme a pu l’affirmer l’historien Ted Steinberg, les multinationales « ne renonceront jamais à l’idée que les plantes, le sol, l’eau, les forêts et les autres ressources naturelles ne sont rien d’autre que des formes de capital[10] ». Laisser perdurer ce système économique parasite et antisocial, c’est encourager de perpétuelles attaques contre le monde qui nous entoure.
Et le « capitalisme vert » dans tout ça ? Bien que le capitalisme conduise littéralement, et à toute allure, la planète droit dans le mur en provoquant le changement climatique, d’aucuns nous disent que la solution serait d’utiliser des ampoules basse consommation, d’aller au supermarché avec nos propres sacs, voire d’acheter une voiture hybride. Pourtant on a déjà pu constater comment les magnats du pétrole ont pu entraver le développement des énergies renouvelables et comment les biocarburants sont souvent produits à l’aide de moyens détruisant la biosphère et menaçant les droits de l’homme. Cette « solution » a pris une dimension internationale dont l’exemple le plus évident est le (très favorable à l’économie de marché) Protocole de Kyoto. Applaudi par les élites économiques et politiques à travers le monde (et même officiellement approuvé par des organisations plutôt de gauche comme Greenpeace), il a créé le premier marché international du carbone, qui a permis aux gouvernements et aux industries d’échanger des quotas d’émission de gaz à effet de serre, évitant ainsi de devoir se confronter sérieusement à l’aspect destructeur de l’industrie moderne. De telles mesures sont conçues et appliquées par les principaux industriels et politiques, il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ce « capitalisme vert » et ses « solutions » ne parviennent pas à prendre au sérieux l’urgence d’une catastrophe environnementale imminente.
[1]Smithers, Rebecca, « Almost Half of the World’s Food Thrown Away, Report Finds », The Guardian, 10 janvier 2013,
[2]Harvey David, « Organizing for the Anti-Capitalist Transition – Reading Marx’s Capital with David Harvey »
[3]Appleby, Joyce Oldham, The Retentless Revolution : A history of Capitalism, New York, NY, W.W. Norton & co, 2010.
[4]Knafo, Saki, « U.S. Child Poverty Second Highest Among Developed Nations : Report », Huffington Post, 30 mai 2012,
[5]Christhian Diaz, 29 septembre 2012.
[6]Moore, Malcom, « Mass suicide » Protest at Apple Manufacturer Foxconn Factory »
[7]Certains prétendront, bien sûr, qu’il faut attribuer au gouvernement chinois, et pas au capitalisme, la responsabilité d’une telle situation. Pourtant, cela fait bien longtemps que la Chine a abandonné toute prétention au socialisme. Comme tous les autres pays émergents, elle ne fait que suivre la logique du capital : ôtez à votre classe ouvrière toute dignité et toute humanité et les investisseurs accourront.
[8]Elliott, Justin, « The Insane Wealth of WalMart’s Founding Family », Salon.com, 8 décembre 2011,
[9]Ce n’est même pas le salaire minimum légal au Bangladesh. Voir : Gogoi, Pallavi, <Wal-Mart Supplier Accused of Sweatshop Conditions », BusinessWeek, 9 octobre 2008,
[10]Steinberg, Ted, « Can Capitalism Save the Planet ? On the Origins of Green Liberalism », Radical history Review, n°107, avril 2010, p.20.