Marcel Gauchet ou la connaissance empirique de l’anarchisme
Dans « Le Monde des Livres » du 27 janvier 2017, Marcel Gauchet attaque l’anarchisme pour mieux défendre sa conception de la séduction du modèle démocratique européen. Passons sur cet avènement de la démocratie selon cet historien. Nous ne reviendrons pas sur la polémique qui a enflé aux rendez-vous de l’Histoire, à Blois, pour nous cantonner à ce qu’il assène sans démonstration probante : « Que représente la personne de Donald Trump, sinon l’exacerbation d’une logique individualiste propre aux sociétés démocratiques ? Trump, c’est l’outrecuidance individuelle hyperbolique. Au bout de l’individualisme radical, il y a l’autoritarisme radical. C’est une chose qui a des prémices dans l’histoire de l’anarchisme, que j’ai bien connu dans ma jeunesse. Je n’ai jamais autant vu de personnalités autoritaires que dans le monde libertaire ! Voyez les réseaux sociaux aujourd’hui, le refus des divergences, du compromis, de toute règle majoritaire. La conviction que seul mon avis compte peut aller jusqu’à une espèce de nietzschéisme. »
La charge est rude et a le mérite d’être claire même si elle est injuste ; nous allons nous employer à expliquer pourquoi. Tout d’abord, l’individualiste anarchiste est altruiste et agit socialement. Il ne reste pas dans son monde à se morfondre et à regarder les trains qui passent. Nous sommes donc en présence d’un individualisme dans le social, ce qui n’a rien à voir avec l’individualisme égoïste qui caractérise notre société dite libérale. La plupart des individualistes anarchistes opposent leur individualisme de volonté d’harmonie à la doctrine nietzschéenne de volonté de puissance.
Les individualistes libertaires participent à de nombreux combats sociaux quand la liberté, la dignité, les droits de l’homme… sont menacés. Et ils savent très bien s’associer à d’autres. Un de ceux qui ont le mieux résumé le pourquoi de l’anarchisme individualiste fut Han Ryner qui stipulait : « il ne saurait y avoir individualisme là où il n’y a pas de respect de tous les individus. »
Pour que l’homme soit complet, il doit être maître de lui-même. C’est la condition première du bonheur. Les anarchistes individualistes sont bien souvent des anticonformistes qui s’opposent aux conventions, aux préjugés, aux routines, aux stéréotypes, bref à l’orthodoxie bourgeoise ou capitaliste d’Etat. L’harmonie revendiquée par les libertaires ne s’obtient pas par la brutalité ou l’autorité. L’anarchiste individualiste considère donc les hiérarchies comme des lubies ou des folies empêchant l’homme ou la femme de se réaliser.
Concernant l’obéissance et la soumission, les anarchistes déploient beaucoup d’énergie à indiquer à leurs égaux que le tyran ne peut exister que si les humains restent serviles. Ce que La Boétie formulait ainsi : « le tyran est un colosse aux pieds d’argile ». Le problème de la servilité c’est que malheureusement l’ambition du subalterne est rarement de devenir libre dans une société libre mais de vouloir ce que possèdent les maîtres, ceux qui ont le pouvoir.
De même, l’anarchiste est un libre penseur qui n’a ni dieu ni maître. L’anarchisme est incompatible avec la religion, n’en déplaise aux Tolstoïens. Par contre l’anarchiste est pacifiste, réfractaire, antimilitariste et internationaliste. Il faut alors apprendre à dégager l’universel qui est en nous.
L’anarchiste individualiste recherche l’émancipation de lui-même mais aussi de tout individu car la liberté des autres accroît la sienne, à l’infini, aurait dit Bakounine.
Monsieur Gauchet caricature la pensée anarchiste pour les besoins de sa cause. Pour autant, il n’a pas tout à fait tort quand il indique qu’il existe de nombreux anarchistes autoritaires dans leur comportement. On pourrait dire avec lui que certains anarchistes ne supportent pas l’autorité sauf la leur qu’ils font subir aux autres. Cela n’invalide en rien la pensée anarchiste étant donné le petit nombre de libertaires fréquentant le microcosme militant.
Se libérer de la servilité et de la domination ambiante est la condition première de l’affranchissement et de l’émancipation de l’individu, y compris chez celui qui se revendique de l’idéal anarchiste. Une transformation subite de l’humanité par une recette démocratique magique semble des plus hypothétiques. Notre société étant gangrénée par le chacun pour soi, la compétitivité, la recherche du profit financier, l’arrivisme, la vanité…il est bien difficile pour l’individu, fut-il anarchiste, de parvenir à l’harmonie du cœur et de la raison.
Là où Monsieur Gauchet se trompe encore, c’est quand il met finalement sur le même plan l’individualisme radical et l’autoritarisme radical qui seraient consubstantiels, les extrêmes se rejoignant. Justement, contrairement à ce qu’il affirme, un individualisme radical tel que nous l’avons susmentionné, est l’antidote à l’autoritarisme radical. L’autoritarisme radical, c’est le goulag de la pensée, voire dans son sens premier, celui de l’enfermement. Les libertaires acceptent cependant de débattre des divergences qui les opposent aux autres tenants de doctrines politiques. Il suffit historiquement de se référer aux journaux comme « Les Temps Nouveaux » de Jean Grave ou « Le libertaire » de Sébastien Faure. Les débats font partie de la vie mais ce n’est pas en acceptant la règle majoritaire que la liberté et l’émancipation humaine sortiront grandies. Fallait-il respecter la règle majoritaire sous les jougs nazi et soviétique ? Bien sûr que non. Fallait-il ne pas entrer en résistance en 1940 sous prétexte qu’une majorité de Français soutenait le Maréchal Pétain ? Nous répondons à nouveau, non. Faudra- t-il respecter les positions de l’extrême droite si Marine Le Pen accède au pouvoir ? Que nenni ! La règle majoritaire dans le système démocratique actuel représente à peine un quart du peuple, celui des votants du premier tour à chaque joute électorale. La mathématique démocratique ne saurait imposer à la majorité son pouvoir de nuisance. Nous pourrions donner de multiples exemples de cette règle majoritaire qui finalement ne l’est pas, sans compter l’aspect soumission et délégation de pouvoir.
Quant à Monsieur Trump, que vient –il faire dans cette galère ? Il s’est appuyé sur de nombreux électeurs, la religion, le lobby anti-IVG et la finance. Il suffit de constater les bonds de carpe des traders à Wall street. Monsieur Trump vient récemment de déclarer que la torture était efficace et avait du bon. Ne parlons pas de son racisme, machisme, de sa volonté de stigmatiser les musulmans en tant que personnes…Ses déclarations intempestives sont là pour nous éclairer objectivement. Alors Monsieur Gauchet, évitez les amalgames douteux et faites un peu preuve d’éthique et de retenues dans vos propos. Trump n’est surtout pas un individualiste humaniste, c’est un pur produit du système capitaliste.
Jacques Briollet (G.L.J.D.)