Pour Malatesta, l’anarchisme est une doctrine/idéologie historique et non une philosophie ou une science. En conséquence, il soutient que la domination étatique et capitaliste, se déroulant dans les trois sphères, a fourni un contexte qui a permis l’émergence de l’anarchisme – non pas automatiquement, mais avec l’action d’une partie considérable des opprimés – en tant que partie du mouvement socialiste ; soutenant la nécessité de la transformation de l’injustice, l’exploitation, l’inégalité, la coercition, l’aliénation et l’autoritarisme en un système juste, égalitaire et libertaire qu’il a appelé « anarchie ». Ainsi, l’anarchisme naît dans un contexte spécifique, lorsque les classes opprimées établissent des relations de solidarité entre elles, soutenant que les injustices sont sociales, et non naturelles ou divines, qu’il est possible de les modifier par l’action humaine et que les positions des autres courants socialistes sont insuffisantes ou erronées.
« L’anarchisme, dans ses origines, ses aspirations et ses méthodes de lutte n’est pas nécessairement lié à un quelconque système philosophique. L’anarchisme est né de la révolte morale contre l’injustice sociale. Lorsque sont apparus des hommes qui se sentaient étouffés par le milieu social dans lequel ils étaient contraints de vivre, qui ressentaient la douleur des autres comme si c’était la leur, et lorsque ces hommes ont été convaincus qu’une grande partie de la souffrance humaine n’est pas une conséquence inévitable de lois naturelles ou surnaturelles inexorables, mais qu’elle découle au contraire de réalités sociales dépendant de la volonté humaine, et qu’elle peut être éliminée par l’effort humain, la voie s’est alors ouverte qui devait conduire à l’anarchisme. » (Malatesta)
Bien que les anarchistes aient utilisé, dans une perspective historique, différents outils théorico-méthodologiques pour comprendre la réalité, on peut dire que l’anarchisme a fourni à un secteur des classes opprimées un cadre pour juger la société capitaliste et étatiste, en particulier au cours du XIXe siècle, pour établir des objectifs révolutionnaires, socialistes et libertaires, et pour concevoir des stratégies et des tactiques capables d’impulser une transformation sociale dans cette direction. C’est ainsi que l’on peut comprendre la déclaration de Malatesta selon laquelle « l’anarchisme est la méthode pour atteindre l’anarchie par la liberté », c’est-à-dire qu’il s’agit d’une doctrine/idéologie qui offre aux travailleurs la possibilité d’atteindre une société future différente, basée sur l’autogestion et le fédéralisme, à travers une méthode cohérente.
L’anarchisme est donc un type de socialisme ; il existe donc un lien partiel entre l’un et l’autre : » Le socialisme et l’anarchisme ne sont pas des termes opposés ou équivalents, mais des termes strictement liés l’un à l’autre, comme l’est la fin avec ses moyens nécessaires, et comme l’est la substance avec la forme dans laquelle elle s’incarne. » L’anarchisme, ainsi compris, est essentiellement social et n’a aucun lien avec l’individualisme qui, selon l’auteur, a des racines bourgeoises, ainsi, l’affirmation de l’idée de liberté individuelle favorise la mobilité bourgeoise ; dans de nombreux cas, en encourageant les individus du camp opprimé à devenir de nouveaux gouvernants. Selon l’auteur, les individualistes « ne reculent pas à l’idée d’être, à leur tour, des oppresseurs ; ce sont des individus qui se sentent piégés dans la société actuelle et en viennent à mépriser et à haïr toute forme de société ». Reconnaissant qu’il est « absurde de vouloir vivre en dehors de la collectivité humaine, ils cherchent à soumettre tous les hommes, toute la société à leur volonté propre et à la satisfaction de leurs passions » ; « ils veulent « vivre leur vie » ; ils ridiculisent la révolution et toute aspiration future : ils veulent jouir de leur vie « ici et maintenant », à n’importe quel prix et aux dépens de qui que ce soit ; ils sacrifieraient l’humanité entière pour une seule heure de « vie intense » ». Pour lui, ces individualistes « sont des rebelles, mais pas des anarchistes. Ils ont la mentalité et le sentiment du bourgeois frustré et, quand ils le peuvent, ils se transforment effectivement en bourgeois et non moins dangereux. » Ainsi, l’anarchisme n’a rien à voir avec l’individualisme, mais est le courant libertaire du socialisme.
Ce socialisme anarchiste de Malatesta, en termes stratégiques et doctrinaux/idéologiques, peut être caractérisé par trois axes : critique de la société capitaliste et étatiste, établissement d’objectifs révolutionnaires et socialistes, promotion d’une stratégie cohérente pour remplacer la société de domination par la liberté et l’égalité.
La critique de la société capitaliste et étatiste est abordée lorsque l’auteur présente de manière critique la domination dans les trois sphères – exploitation, domination politico-bureaucratique, coercition, aliénation culturelle – et souligne le rôle fondamental de la domination de classe. Comme indiqué, dans cette société autoritaire et inégalitaire, les classes dominantes et les classes dominées sont les protagonistes de la lutte des classes au détriment de ces dernières. Par rapport à cette critique, Malatesta souligne : « Nous sommes les ennemis du capitalisme qui, s’appuyant sur la protection policière et militaire, oblige les travailleurs à se laisser exploiter par les propriétaires des moyens de production, et même à rester oisifs, ou à souffrir de la faim quand les patrons n’ont aucun intérêt à les exploiter. Nous sommes donc ennemis de l’État qui est l’organisation coercitive, c’est-à-dire violente, de la société. »