Les anarchistes ne votent pas

Au Havre, le 27 juin 2024

Les anarchistes ne votent pas

Les anarchistes ne votent pas ! Et c’est vrai, quand il est question de suffrage universel les anarchistes prêchent l’abstention révolutionnaire. L’anarchiste refuse de se servir du bulletin de vote pour changer quelque chose ou pour participer à l’expression de « la volonté du peuple », parce qu’il sait que ces deux illusions sont d’énormes duperies constitutives de la démocratie représentative.

Les gens devraient le savoir mais ne le savent pas. Un esprit libre ne peut manquer de s’étonner en regardant autour de lui que, même constamment abusée et périodiquement trompée, la confiance de l’électeur survivra aux déceptions répétées et à ses propres lamentations quotidiennes. Les législatures se succèdent, chacune laissant derrière elle le même désenchantement, la même réprobation. Et, comme un pitoyable Sisyphe, l’électeur continue à voter quand le pouvoir politique lui demande de le faire.

Nous savons que nos arguments sont forts, mais la raison ne suffit pas. L’habitude, la coutume, s’imposent d’elles-mêmes pour la seule raison que le citoyen les trouve déjà dans le tissu social, il les a reçues à la naissance, et il suit la loi que le pouvoir lui a donnée.

Le régime de la représentation parlementaire enlève au peuple sa capacité de faire ou d’établir ses propres normes. Mais le gouvernement est nécessaire, nous dit-on, pour maintenir l’ordre dans la société et pour assurer l’obéissance à l’autorité, même si cet ordre et cette obéissance consacrent la subordination du pauvre au riche et du travailleur au patron. Bref, l’ordre étatique c’est la hiérarchie sociale, la misère pour le grand nombre, l’opulence pour quelques-uns.

La démocratie représentative, assise sur le suffrage universel, ne peut que conforter cet ordre-là. Bakounine pensait que « le despotisme gouvernemental n’est jamais aussi redoutable et aussi violent que lorsqu’il s’appuie sur la prétendue représentation de la pseudo-volonté du peuple ».

Mais pourquoi le suffrage universel ne peut-il exprimer qu’une pseudo-volonté ? Parce qu’il enferme trois fictions, trois vrais attrape-couillons :

1° Un individu (un citoyen, une citoyenne), un vote. L’égalité numérique de l’institution collective, qui est le suffrage universel, arrive à construire diverses unités abstraites – majorité, minorité, abstentionnistes – à partir d’un ordre sériel qui sépare, qui isole, les individus concrets et réels. Ces individus sont les agents de pratiques sociales diverses, ils intègrent des groupes sociaux, font partie d’un réseau de relations affectives ou cognitives, de travail et de loisirs, et ces groupes-là comportent d’énormes inégalités devant le savoir, les possibilités d’information, l’argent. L’unité abstraite et artificiellement construite qui sort des urnes sert ainsi seulement à départager, à moindre coût que la lutte ouverte, les différents groupes politiques et économiques de la classe dominante qui se battent pour contrôler le gouvernement, les partis politiques, les mass medias, la circulation des capitaux. Les oligarchies « représentatives », que nous connaissons dans le monde industrialisé sous la dénomination de « régimes démocratiques », s’appuient sur cette pseudo-volonté populaire – résultat de l’égalisation ou uniformisation imposée dans l’abstraction numérique par le suffrage universel -, pour maintenir la hiérarchie sociale et l’appropriation capitaliste du travail collectif.

2° Le choix de l’électeur se porte, dans la pratique, sur des candidats préalablement sélectionnés par les partis politiques. Ces candidats – sauf dans les élections municipales de petites villes – ont fait, par des exigences institutionnelles de ces mêmes partis, une longue carrière politique (quoique ces derniers temps les politiciens ont tendance à mettre en avant de jeunes candidats), ils ont été présélectionnés et on voit mal quelqu’un de rebelle ou rétif franchir les premiers échelons d’un tel parcours. Ce sont les partis qui choisissent les « représentants du peuple » et ce sont eux qui sollicitent la voix des électeurs.

La volonté du peuple, déjà réduite à une unité numérique – il ne délibère pas et ne décide pas, ce sont ses soi-disant représentants qui auront cette tâche -, a la possibilité, pour s’exprimer, d’opter en dernière instance entre deux ou trois politiciens et il choisit, comme on dit, le moindre mal. Choisir le moindre mal est, en bonne logique, choisir toujours le mal. Et peut-on faire semblant de croire que c’est cela la volonté du peuple ?

3° La représentation qui sort du suffrage universel est une délégation globale du pouvoir de l’électeur (capacité de décider) sur la personne du représentant pendant le temps du mandat.

Le peuple, considéré mineur, est sous sa tutelle. Il a choisi son maître. Il « la ferme » jusqu’à la prochaine convocation du pouvoir politique.

On appelle démocratie représentative ou indirecte cette institution dans laquelle la volonté du peuple a été escamotée par l’alchimie du suffrage universel.

L’anarchiste ne veut pas jouer la comédie. Il ne se plie pas devant l’autorité institutionnelle.

Les anarchistes ne votent pas !

E. C.